— Par Olivier Chartrain —
Le ministère de l’Éducation nationale apporte sa caution à des ateliers numériques proposés aux écoliers et collégiens par une association, Unis-Cité… au service de la multinationale de l’informatique.
«Évangéliser ». C’est le terme, très significatif, employé chez Microsoft pour désigner les actions visant à diffuser le plus largement possible la culture numérique dans la population… et au passage, ramener dans le troupeau du géant de Redmond les brebis qui risqueraient de s’égarer du côté de la concurrence ou, pire, de se tourner vers les logiciels libres. L’inattendu, c’est que, en France, les missionnaires de la multinationale reçoivent l’aval et même l’appui du ministère de l’Éducation nationale, pourtant garant d’un principe de laïcité qui implique de préserver aussi les élèves de la propagande commerciale.
C’était le 18 décembre 2018, sur le campus de Microsoft France à Issy-les-Moulineaux (Hauts-de-Seine). On y lançait en grande pompe un programme appelé Jeunes Citoyens du numérique. Avec du beau monde : Carlo Purassanta, le PDG de Microsoft France, Yannick Blanc, président de l’Agence du service civique, Marie Trellu-Kane, cofondatrice et présidente de l’association Unis-Cité, et… Gabriel Attal, secrétaire d’État auprès du ministre de l’Éducation nationale, Jean-Michel Blanquer. De quoi s’agit-il ? Justement, de « sensibiliser les enfants aux codes, démocratiser l’IA (intelligence artificielle) et évangéliser un regard éclairé du numérique », comme l’a écrit en direct sur Twitter une collaboratrice de Carlo Purassanta, apparemment un peu fâchée avec la langue française…
Un million d’élèves sensibilisés
Plus concrètement, ce jour-là, 225 jeunes volontaires en service civique, recrutés et employés par Unis-Cité, ont reçu une formation à l’intelligence artificielle délivrée par Microsoft, avant de s’égayer dans les écoles et collèges de France où ils dispenseront aux élèves quelques heures de sensibilisation au numérique et à l’IA. Faute de réponses précises, voire de réponses tout court au ministère, contacté, c’est sur le site de… Microsoft que l’on trouve le plus de renseignements sur les ambitions et objectifs de ce programme. Car, ce qu’on y découvre d’abord, c’est que le programme Jeunes Citoyens du numérique fait partie intégrante de ce que la firme appelle son « Plan IA » en France. L’un des objectifs de ce plan, énoncé en septembre lors de la conférence de rentrée de Microsoft France, est « la sensibilisation d’un million de jeunes sur trois ans à travers une nouvelle mission de service civique axée sur le numérique, portée par l’association Unis-Cité avec le soutien de Microsoft ». Tiens, tiens, c’est exactement le contenu du programme Jeunes Citoyens du numérique… C’est donc la firme elle-même qui est à l’initiative du programme et en a défini le contenu. On ne le cache pas à Unis-Cité, où on reconnaît volontiers que c’est Microsoft qui a conçu les modules d’animation – évidemment « validés par des chercheurs ».
L’association n’est donc que le porteur d’un programme écrit ailleurs. Elle devient ainsi le cheval de Troie de Microsoft dans l’éducation nationale. Car, c’est bien là – on y revient – l’objectif véritable du programme, du point de vue de Microsoft : atteindre le public des scolaires pour s’assurer dès maintenant et à l’avenir des parts de marché en instillant chez eux l’idée que le numérique en général et l’IA en particulier, c’est Microsoft – et réciproquement. Or, aller les chercher là où ils sont, dans l’école, est difficile sinon impossible : toute démarche d’ordre commercial ou publicitaire en est théoriquement bannie, au nom du principe de laïcité – qui ne se limite pas au domaine religieux.
Observant le programme d’ateliers de trois fois une heure tel qu’il se présente dans le Val-d’Oise, un des départements ciblés expressément, Jean-François Clerc, responsable du numérique au Snes-FSU (principal syndicat de l’enseignement secondaire), observe : « Il est prévu d’utiliser Scratch, un logiciel libre d’initiation à la programmation – qui est d’ailleurs au programme du brevet des collèges. Mais c’est dans une logique d’utilisateur qui ne correspond pas aux programmes. Surtout, on peut supposer que cela se fera dans un environnement, avec des outils développés autour de Scratch… par Microsoft. » Largement de quoi laisser une trace dans le cerveau des élèves.
Des tentatives d’intrusion
« C’est au nom du “il n’y a pas d’argent” que des firmes privées parviennent à s’introduire dans les établissements », poursuit le syndicaliste. Elles proposent des activités qui s’inscrivent dans les programmes, mais qui sont mises en œuvre à bas coût. C’est exactement le cas ici avec l’emploi de volontaires en service civique, payés directement par l’État 577 euros par mois, somme à laquelle s’ajoute une prestation dérisoire, versée par l’employeur, de 107 euros mensuels. « L’extension du champ d’intervention des collectivités locales dans l’école favorise ces tentatives d’intrusion », ajoute Jean-François Clerc, en créant au sein des établissements une « zone grise » sur les attributions des uns et des autres.
Le programme Jeunes Citoyens du numérique a commencé à être mis en œuvre en décembre 2018 et atteindra bientôt sa vitesse de croisière. Un peu moins de 200 ateliers auraient été réalisés. Sans forcément, s’agissant des collèges, que les représentants des professeurs et des parents dans les conseils d’établissement en aient été informés, Unis-Cité bénéficiant d’un agrément national du ministère pour intervenir en milieu scolaire. C’est un tapis rouge qu’on déroule devant le cheval de Troie.
Olivier Chartrain
Source : l’Humanité.fr