— Par Jean-Michel Normand —
Ces périodes élastiques où l’on confine et reconfine semblent avoir fait de nous des naufragés errant dans un jour sans fin. Et si ce brouillard chronologique permettait de réinventer notre rapport au temps ?
Et pourquoi pas un réveillon du Nouvel An le 1er avril, parmi jonquilles, tulipes et forsythias en fleurs ? Rien ne dit que les organisateurs ne vont pas décider de reprogrammer l’événement, en fonction de l’évolution de la situation sanitaire. Au fond, ce serait presque la routine. Le tournoi de Roland-Garros, habituelle antichambre des beaux jours, nous a été servi en septembre avec les premières feuilles mortes. Idem pour le Tour de France, qui fleurait bon les vacances scolaires mais s’est invité pendant la rentrée des classes. Sans parler du calendrier des scrutins départementaux et régionaux remis en cause. Ou des grands-messes purement et simplement sacrifiées, du Hellfest au Mondial de l’automobile en passant par le Salon de l’agriculture.
Le remue-ménage imposé aux jalons qui rythment la vie collective fait écho au dérèglement insidieux de nos biorythmes individuels sous l’effet des nouvelles chronologies imposées par le Covid. Au présent, les heures se dilatent. Les jours se ressemblent et les fins de semaine qui n’en sont plus tout à fait ne marquent plus vraiment de pause. Dans le rétroviseur, en revanche, les mois semblent avoir filé à une vitesse folle. On jurerait que le monde d’avant, c’était il y a des années. Et quid de demain ? Joker.
« Hypertemps »
La pandémie a engendré une sorte de brouillage. Le temps est devenu flou et Chronos nous joue des tours. « Un dimanche matin, j’ai reçu un mail d’une collaboratrice alors qu’il était bien clair que le week-end, on fermait boutique, se souvient Emilie qui travaille dans l’édition. Devant mes remontrances, elle m’a avoué, sincèrement confuse, qu’elle ignorait que nous étions dimanche… »
Désormais, ce n’est plus : c’est lundi, donc je vais au bureau. C’est : je vais au bureau, donc c’est lundi. La nuance peut paraître ténue mais elle est déstabilisante, laissant entendre que ce ne sont plus les emplois du temps qui rythment nos existences, comme c’était le cas depuis l’époque monastique, mais l’activité elle-même. Ce passage d’un temps rituellement organisé à un temps sans limites claires est permis et accentué par les outils informatiques. Pour en souligner l’ambition maximaliste et envahissante, le philosophe Pascal Chabot nomme « hypertemps » cette dynamique de synchronisation permanente entre nos activités et nos rythmes de vie.
Au stade de l’« hypertemps », s’instille parfois la curieuse sensation de vivre en boucle un jour unique, une sorte de « lundimanche », terme ayant vu le jour lors du premier confinement. A partir de l’adjectif blur (flou), les Anglo-Saxons ont inventé le mot-valise « blursday ». Fin octobre, le Washington Post a lancé une lettre d’information quotidienne intitulée What Day is it ? (« Quel jour sommes-nous ? ») afin d’aider le lecteur à déposer des petits cailloux sur le chemin du temps qui passe et d’éviter l’isolement social.
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Si la montre molle de Dali a phagocyté nos horloges internes, c’est aussi parce que la ligne de démarcation entre le professionnel et le domestique, à vrai dire déjà sacrément poreuse, a volé en éclats. Le télétravail piétine les repères spatio-temporels et les mesures de restriction, mouvantes, découragent toute velléité de se projeter sérieusement quelques semaines plus tard. Le retour du confinement, même avec des modalités différentes, suggère en outre un retour à la case départ, comme si la pandémie nous tenait prisonniers dans une boucle temporelle dont on ne pourrait s’extraire. « Ce malaise diffus tient au fait que nous restons intimement structurés par la dualité travail-vie personnelle. L’effacement des frontières que nous vivons entre en conflit avec un besoin. de binarité qui demeure profondément ancré en nous », souligne la sémiologue Mariette Darrigrand….
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