— Par Olivier Chartrain —
À travers l’exemple d’une discipline, les sciences économiques et sociales, une enquête révèle les effets délétères des mesures du ministre Blanquer dans le secondaire, pour les professeurs comme pour les élèves.
Mise en concurrence des disciplines, fragilisation des équipes, recul de l’interdisciplinarité, renforcement des inégalités sociales, territoriales et éducatives… C’est, à travers le sort d’une discipline parmi d’autres, un inquiétant tableau du lycée sous Blanquer, que brosse une enquête, réalisée par l’Association des professeurs de sciences économique et sociale (Apses) et publiée le 11 février par le média en ligne AOC. Elle met des données chiffrées, précises et factuelles, sur ce que l’on pouvait jusqu’ici percevoir seulement à travers des témoignages.
Premier enseignement : « La dégradation des conditions de travail des enseignants et des conditions d’enseignement des élèves » relève Igor Martinache, du bureau de l’Apses. Selon les 650 répondants (sur quelque 5 000 profs de SES) à l’enquête, le nombre moyen d’élèves par enseignant est passé de 170 à 203 entre 2018 et 2019. Conséquence pour les profs, « un alourdissement des tâches associées » : corrections, renseignement des livrets et des bulletins, rédaction d’avis pour Parcoursup, réunions d’équipe…
Les solidarités professionnelles volent en éclats
La réforme a « fragilisé les équipes pédagogiques », écrit l’Apses, et généré « de fortes tensions entre certaines disciplines » en organisant « une véritable mise en concurrence de celles-ci ». Un exemple : la spécialité « Histoire, géographie, géopolitique et sciences politiques » (HGGSP) a vu les profs d’histoire-géographie et ceux de SES s’opposer pour savoir qui pourrait l’assurer – ces heures d’enseignement conditionnant l’existence ou la disparition de postes. Aux dépens, finalement, des SES : 84 % des répondants n’interviennent pas en HGGSP en première, et seulement 5 % assurent 1 h 30 au moins sur les 4 heures de la spécialité.
En positionnant les chefs d’établissement en arbitres, cette compétition entre disciplines renforce ce que l’Apses nomme la « managérialisation des établissements ». Selon l’enquête, « l’attribution d’une spécialité peut être utilisée comme un moyen de s’assurer l’allégeance des collègues d’une discipline préoccupés par la sauvegarde d’un poste. » Une évolution qui fait voler en éclats les solidarités professionnelles et personnelles. C’est la confirmation d’une enquête, menée fin 2019 par le Snes-FSU, montrant que pour un prof sur deux (50,4 %) « les conflits ont augmenté », tandis que 44,2 % avouaient rencontrer moins leurs collègues.
« Une ségrégation scolaire, qu’elle soit de niveau ou d’origine sociale »
Convaincre les chefs d’établissement, mais aussi séduire les familles pour que le plus grand nombre d’élèves choisissent la « bonne » spécialité : « Dans le lycée Blanquer, écrit l’Apses, les enseignants ont la tâche implicite de se transformer en entrepreneurs de leur “marque disciplinaire” » pour ne pas la voir s’effacer. Ainsi, d’un lycée à l’autre, la « demande » des familles et les rapports de forces à l’intérieur de l’établissement font varier – parfois considérablement – les conditions d’enseignement, au détriment de la valeur nationale du diplôme.
D’autres conséquences se confirment. Il y a le bachotage et le stress permanents, générés par les évaluations constantes, et dénoncés par les mouvements contre les « E3C ». L’éclatement du groupe-classe, qui implique une hétérogénéité ingérable, par exemple, en SES, entre les élèves qui suivent la spécialité mathématiques et les autres. Le recul de l’interdisciplinarité, en revanche, était un peu passé sous les radars. « Les synergies entre les programmes des différentes disciplines d’une même série » de l’ancien bac (par exemple entre histoire-géo et SES, ou philosophie et SES) sont devenues impossibles. Ainsi « toutes les spécialités ne se vaudront pas aux yeux des formations de l’enseignement supérieur », ce qui aura pour effet de renforcer « la ségrégation scolaire, qu’elle soit de niveau ou d’origine sociale », et les « délits d’initiés » permettant à des familles, mais pas à d’autres, de faire les « bons » choix pour leurs enfants. Or, conclut Igor Martinache, « le lycée n’est pas seulement le lieu où l’on se prépare pour l’enseignement supérieur. C’est un temps pour réfléchir, construire ses capacités réflexives, sa citoyenneté… » C’est bien la nature profonde du lycée, sa fonction quasi anthropologique, que la réforme ronge de l’intérieur comme un poison. Une réalité désormais solidement établie, et que le ministère ne pourra se contenter de nier à grands coups de menton, selon sa stratégie habituelle.
Source : L’Humanité.fr