La situation critique des régions, départements et collectivités ultramarins appelle une action volontariste de l’État pour engager un programme solidaire inédit de développement économique et humain. Avec:
- Pierre Lacaze, Membre de l’exécutif du PCF.
- Marcellin Nadeau, député de Martinique (groupe GDR-NUPES).
- Davy Rimane, député de Guyane (groupe GDR-NUPES).
On les appelle, au sens large, les territoires d’outre-mer : Guadeloupe, Martinique, La Réunion, Guyane, Nouvelle-Calédonie, Mayotte, Polynésie française, Saint-Pierre-et-Miquelon, Saint-Barthélemy, Saint-Martin, Wallis-et-Futuna… Leurs noms évoquent, en dehors des événements de l’actualité, des terres lointaines où, pour la plupart, il ferait bon vivre sous une météo qui tranche, surtout en hiver, avec celle de la «métropole». Leur situation est en réalité loin d’être idyllique.
Vie chère, taux de chômage élevé, niveau bas des dépenses d’investissement pour les infrastructures de base… les indicateurs économiques et sociaux vécus douloureusement dans la chair des habitants de ces territoires se doublent de situations de précarisation et de prolétarisation liées aux conséquences de la colonisation et du désintérêt manifeste à leur égard, de politiques animées par l’esprit du centralisme néolibéral avide d’économies d’échelles.
Les territoires ultramarins souffrent de la fracture territoriale qui s’est exacerbée en France. Comment la qualifieriez-vous ?
Cette fracture est, en réalité, multidimensionnelle et alimente les volontés d’affranchissement. Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, alors que l’Europe dévastée cherche à se reconstruire, des fonds monumentaux permettront à la France de se remettre sur pied, tandis que l’engagement ultramarin dans l’effort de guerre sera relégué au rang de détail dans la mémoire collective, et que les anciennes colonies, devenues, certes, départements, devront se contenter de béquilles. Soixante-dix-sept ans après l’annonce de la départementalisation, l’égalité républicaine promise sur le papier tarde encore à atteindre nos côtes.
Les pays dits d’outre-mer ont été laissés en jachère, économiquement, socialement, culturellement…»
Effectivement, lesdits outre-mer subissent, depuis de nombreuses années, non pas tant des politiques inadaptées à leurs situations de fragilités structurelles, de retard de développement, d’éloignement et d’insularité pour tous sauf la Guyane… que d’absence de politique justement. Les pays dits d’outre-mer ont été laissés en jachère, économiquement, socialement, culturellement… oubliés de leur histoire et de leur géographie.
Le phénomène aggravant est que, depuis une quinzaine d’années, avec une accélération sous le mandat d’Emmanuel Macron, est réapparue ce qu’Aimé Césaire appelait la «tyrannie de l’indifférence», c’est-à-dire qu’au mieux lesdits outre-mer n’intéressent pas les gouvernements ou qu’ils les méconnaissent, voire les méprisent comme on a pu le voir à plusieurs reprises au cours de cette première année de législature.
Toutes leurs demandes sont rejetées systématiquement alors que la situation sociale et économique, la paupérisation y sont accentuées. Imaginez que, depuis dix ans, tous les textes intéressant les outre-mer n’ont pas été votés au Parlement, mais décidés par ordonnances. Nous sommes revenus au temps des gouverneurs coloniaux ! Il y a ce que j’appelle un retour de «colonialité». Et ce phénomène modifie complètement, désormais, notre approche à nous-même et à la France hexagonale.
Le PCF a une relation historique très forte avec les territoires dits d’outre-mer dans la lutte contre la colonisation ou pour la justice sociale. Fabien Roussel l’a fortement exprimé pendant la campagne présidentielle ou lors d’un colloque en mars 2023, au siège du PCF. Les outre-mer traversent une crise multidimensionnelle qui s’est encore aggravée sous les effets conjugués de l’épidémie de Covid et du conflit en Ukraine.
Les conséquences sont durement vécues par les populations confrontées à des inégalités croissantes, à l’extrême pauvreté, à la vie encore plus chère. Il n’y a pas d’égalité sur la santé, l’éducation, les transports, les biens communs, comme l’eau ; les difficultés sont plus fortes qu’en métropole. Les populations sont méprisées et souvent laissées à l’abandon. Je qualifierai ces choix d’une politique globale de non-reconnaissance des droits et des besoins des populations d’au-delà des mers, méprisées du pouvoir parisien et des puissances financières, victimes d’une non-décolonisation totale.
Quels défis spécifiques ont à relever les territoires et départements d’outre-mer ?
Pierre Lacaze Il est urgent que la France, que les Français reconnaissent l’importance et la singularité des outre-mer. Il faut arriver à l’égalité de droit. Reconnaître le rôle des esclaves, des travailleurs engagés de la colonialité toujours en œuvre. Avoir un discours de vérité avec ce que vivent et ont vécu les populations. Reconnaître pleinement les langues de France avec un enseignement scolaire.
Reconnaître l’apport de l’Appel de Fort-de-France, de mai 2022. Un appel pour que la nécessaire refondation des relations entre l’État et les outre-mer soit un exercice placé sous le signe de la pluralité et, ainsi, capable de déboucher sur les multiples déclinaisons qu’il suppose. Donner plus de compétences aux collectivités, la maîtrise du foncier, une place dans le dialogue entre la France et leur zone géographique. L’Union européenne doit favoriser l’insertion dans les différentes zones géographiques. Qu’elle associe nos collectivités, en lien avec l’État, aux accords commerciaux que l’UE signe avec les États voisins.
Davy Rimane :Ces défis sont dantesques et transversaux. Dans un premier temps, nous ne pouvons que rappeler et marteler que, depuis des décennies, la vie chère est et reste une thématique prégnante dans les territoires dits ultramarins, confrontés à des contraintes structurelles telles que l’éloignement, l’insularité pour certains, l’enclavement pour d’autres. Cela se traduit par des prix plus élevés et des conditions de vie amoindries, qui ont un impact direct sur les investissements locaux mais aussi, à titre d’exemple, sur la capacité des populations à se déplacer au sein même de leur propre territoire.
En Guyane, certaines communes ne sont accessibles que par voie aérienne, à l’image de Saül, ou par voie fluviale, à l’instar de Trois-Sauts. La crise du Covid a mis en évidence une dépendance aux échanges avec l’Hexagone, qui anesthésie la capacité de nos territoires à construire des réponses régionales, alors même que les Drom-Com appartiennent à des organisations régionales.
Sur la route de l’émancipation vis-à-vis de la France hexagonale, la coopération entre nos territoires et leurs bassins de vie constitue un axe direct vers une autonomie accrue. Enfin, il paraît essentiel de souligner que la question coloniale ne peut être considérée comme un simple chapitre de notre histoire, alors qu’elle sous-tend encore tant de problématiques de l’époque contemporaine, révélant en creux une hiérarchisation raciale qui se perpétue au sein d’une Europe composée de nations qui se sont pourtant construites sur le dos de celles qui composent aujourd’hui la géographie de la faim, de la misère et du sous-développement, à laquelle le processus de décolonisation promettait pourtant de mettre fin.
Marcellin Nadeau Nos défis sont connus : paupérisation massive, mainmise des grands groupes d’import-export et oligopolistiques sur nos économies d’entrepôt, insularité et défis climatiques majeurs, qui posent la question de notre autonomie énergétique et consumériste, mal-développement inadapté à nos réalités, immigration…
De ce point de vue, nous devons, avec les forces de gauche de France hexagonale, avoir un dialogue franc pour qu’elles intègrent nos problématiques dans leurs combats. C’est notre seule chance de sortir par le haut de cette situation difficile. Mais cela demande une prise de conscience de tous, ici et là-bas.
Comment les principes de l’égalité et de la solidarité républicaine peuvent-ils être mobilisés pour répondre aux attentes des populations des territoires d’outre-mer ?
Marcellin Nadeau : Aimé Césaire – qui avait l’esprit taquin – aimait à dire : «La liberté, nous l’avons eue ; l’égalité, c’est difficile toujours ; mais la fraternité, on l’attend encore !» Je crois que cela résume assez bien notre situation : la départementalisation de 1946 a été une tentative originale – non pas d’assimilation – mais, au contraire, d’égalisation et de décolonisation. Mais force est de faire le constat aujourd’hui que cette procédure est à bout de souffle. Il a fallu attendre soixante ans pour que l’égalité sociale intervienne, et encore pas complètement. Il n’y a pas de continuité territoriale, pas de mesures pour lutter contre le retard de développement…
C’est un échec, alors même que la France aurait pu créer les éléments d’une émancipation respectueuse de ses valeurs. Il suffirait de peu de choses : reconnaître notre statut de peuples, non pas la différenciation qui est un cache-sexe néolibéral, mais notre droit à adaptations en fonction de nos situations, permettre que nos territoires soient gérés au plus près de leurs populations. Je suis un militant de longue date d’une écologie qui englobe et la question sociale et la question de l’émancipation des peuples.
Une écologie décoloniale ou plutôt une écologie-monde à l’instar de la théorie qu’a développée le penseur Arturo Escobar ou le géographe haïtien Georges Anglade. Cela implique une politique publique tout entière tournée vers l’autonomie énergétique, l’autonomie agroalimentaire, de repenser notre modèle de développement autour de circuits courts. Bref, là encore pour reprendre Aimé Césaire, une politique de fraternité républicaine et solidaire qui «réconcilie notre histoire et notre géographie».
C’était son rêve : c’est notre programme ! Et il y a urgence car notre jeunesse attend et ne se satisfait plus des bonnes – ou mauvaises – paroles de nos gouvernants embués dans leurs certitudes ultralibérales, qui nous meurtrissent chaque jour, un peu plus chaque jour, et nous font dire qu’à la «mère patrie», louée par nos parents, a succédé l’«amère patrie», qui a fait malheureusement préféré à beaucoup d’outre-mer le vote des extrêmes, lors des dernières échéances électorales. C’était un cri de désespoir. Espérons que ce ne soit pas un râle mortifère.
Davy Rimane Au regard de la devise en triptyque de la République, une telle question ne devrait même pas être posée. Mais son acuité devrait nous amener à formuler une réponse par une autre question : l’égalité et la solidarité républicaines sont-elles toujours de mise ? L’écrasement des débats sociétaux par les passions politiques amène chacun à s’invectiver, aussi bien dans la rue et dans les médias qu’au sein du Palais Bourbon.
Sur le papier, chaque député peut défendre les intérêts de son territoire et proposer des adaptations législatives. Mais, dans la pratique, chacun de nous ne dispose que de cent vingt secondes pour convaincre. Et ce, au détriment d’une acculturation collective au sein de l’Hémicycle, qui ne pourrait qu’être bénéfique à nos territoires dits d’outre-mer. Car la qualité d’un projet de société inclusif dépend des capacités de ses acteurs à s’entendre, et pas uniquement à s’écouter distraitement pendant deux minutes.
Chacun de nos territoires, hexagonaux comme ultramarins, fait face à un choc du réel qui ne se retrouve pas forcément chez son voisin. Pour répondre à son aspiration première, l’intérêt général, la fabrique de la loi ne devrait pouvoir se faire qu’en considérant tous ceux qu’elle est susceptible d’affecter : le recours répété, voire systématique, aux ordonnances dès lors qu’il s’agit des outre-mer constitue en cela un déni de démocratie car il nous prive de tout débat. Il apparaît donc primordial de franchir le cap des annonces symboliques prévoyant des mesures d’adaptation aux outre-mer dans chaque projet de loi, pour enfin développer des outils concrets et à la main des parlementaires ultramarins, qui disposeront des marges de manœuvre suffisantes : les délégations aux outre-mer de l’Assemblée nationale et du Sénat constituent des pistes de solution, si tant est qu’elles puissent être remaniées et enfin disposer des moyens humains et financiers nécessaires pour devenir réellement opérationnelles.
Pierre Lacaze Il faut une convention bis du Morne-Rouge (1). Le projet du PCF, de «la France des Jours heureux», porte une réelle décentralisation de la France et des pays d’outre-mer dans une République démocratique, respectueuse des populations et des territoires, qui les accompagne dans l’égalité et la justice sociale. Nous proposons de mettre en place des conférences réunissant élus et population locale pour engager avec l’ensemble des collectivités et l’État un programme de développement économique et social garantissant la réponse aux besoins et prenant en compte les spécificités.
Planifier la réponse aux problèmes majeurs jamais réglés depuis des décennies avec un calendrier précis, de la transparence et des bilans. Retrouver la confiance des habitants dans l’action publique nationale. Les collectivités en lien avec la République doivent pouvoir agir sur les stratégies commerciales ou de coopération. Nous souhaitons une fiscalité plus juste pour améliorer immédiatement le pouvoir d’achat et une politique tarifaire préférentielle sur le transport aérien et sur le commerce maritime. Baisser les taxes sur les produits de première nécessité, répondre aux besoins d’emplois et de formations. Valoriser l’histoire de ces territoires, l’inscrire dans les manuels scolaires et instaurer un jour férié national sur l’émancipation humaine et la liberté des peuples.
(1) La rencontre réunit, en août 1971, les partis communistes des quatre départements d’outre-mer de l’époque au Morne-Rouge, en Martinique.
Publié dans L’Humanité