— Par Robert Saé —
Nous pouvons nous réjouir du fait que les commémorations de l’insurrection du Sud commencent à prendre autant d’importance que celles de la révolution anti-esclavagiste de 1848. Ces dernières années, la dynamique de réappropriation de notre histoire s’est incontestablement renforcée et le regard que notre peuple a sur lui-même a favorablement évolué. On peut regretter, cependant, que les commémorations deviennent souvent un rituel servant à se donner bonne conscience ; qu’elles ne contribuent pas toujours à nous ancrer dans nos racines et ne débouchent pas suffisamment sur la volonté de bâtir un avenir commun. N’y a- t- il pas lieu de s’interroger sur cette véritable schizophrénie qui conduit certains à commémorer dans l’exaltation chaque 22 mai au cri de « nèg pété chenn », pour, dès le lendemain, reprendre leur vie d’aliéné et accepter la soumission.
Schizophrénie qui permet à d’autres de chanter Lumina Sophie « fanm djok » et de s’adonner, dans le quotidien, à un machisme piétinant la femme martiniquaise.
Schizophrénie qui permet de s’enorgueillir de la dignité et du courage des insurgés de 1870, tout en s’engluant dans des pratiques de collusion avec le pouvoir colonialiste.
C’est notre rôle et notre devoir d’anticolonialistes de permettre que le regard sur le passé soit vraiment base de compréhension de notre présent et source d’inspiration pour notre futur. C’est en ce sens, que nous posons notre regard sur l’insurrection du sud et plus généralement sur les luttes menées par notre peuple au cours de son histoire.
Que voulaient les combattants de 1848 ? Les insurgés de 1870 ? Les grévistes de 1900, de 1963 ou de 1974 ? (Pour ne citer que quelques exemples). Ils se battaient pour le respect de leur dignité de personnes humaines, pour le droit de vivre, de se nourrir, de se loger décemment, pour l’accès à la terre ; ils luttaient contre un système qui leur imposait une administration, des lois, une justice étrangères, racistes et discriminatoires !
Pour aller de l’avant, il est essentiel que nous tirions les leçons de toutes les luttes du passé, de leurs succès et de leurs échecs, de leur incidence sur notre société. Et d’abord, une question : Ces luttes ont – elles permis que nous avancions vers nos objectifs d’émancipation individuelle et collective ? Les lutto-pessimistes répètent à loisir que tous les combats menés par notre peuple au cours de son histoire ont été vains. « Mèt la toujou la » disent-ils. Est-il vrai, comme ils prétendent, que « pèp nou chayé dlo an pannyié » ?
Franchement, a-t-on besoin d’arguments pour prouver que la révolution anti esclavagiste a été une avancée déterminante et irréversible pour nos ancêtres ou pour affirmer que les courageuses grèves menées par les ouvriers agricoles, leur ont permis d’améliorer leurs conditions de vie ?
En vérité, le peuple Martiniquais, soumis à un colonialisme particulièrement brutal, doit être glorifié pour n’avoir jamais cessé de résister dans des conditions particulièrement difficiles, pour avoir su organiser sa survie et développer une culture propre.
Non ! Pèp nou pa chayé dlo an pannyié ! On serait tenté de répondre aux défaitistes qui cherchent des prétextes pour ne pas s’engager dans la lutte : « lè bèf pa lé antré an bwa, i ka di kon li tro gran » !
Ceci dit, il convient de rester extrêmement lucide car, face à l’avancée des luttes populaires, les puissances colonialistes et impérialistes occidentales ne s’avouent jamais vaincues ! Tant que le rapport de force reste en leur faveur, elles s’adaptent aux nouvelles situations. C’est ainsi que, chez nous, la domination coloniale a pu se cacher derrière l’écran de la départementalisation.
Aujourd’hui, donc, à l’occasion de la commémoration de l’insurrection de 1870, nous réaffirmons que nos ennemis sont restés les mêmes et que la lutte pour la décolonisation est plus actuelle que jamais ! Croire que le pouvoir colonial va gentiment nous accompagner vers une vraie évolution institutionnelle en nous tenant par la main, c’est une illusion. Croire que les profiteurs feront amende honorable, c’est de la naïveté. Sé tout kat la nou pou maté !
A cet égard, il est important de réaliser que nous sommes, aujourd’hui, à un tournant décisif de notre histoire. Nous sommes à l’heure d’un affrontement global entre les peuples et les impérialistes. La lutte que nous menons pour la décolonisation et pour l’émancipation sociale doit faire face à une double offensive de globalisation néolibérale et de recolonisation du monde. Ces dernières années, partout les travailleurs ont vu leurs acquis saccagés par une « droite dite décomplexée.» rejointe par une gauche démasquée. A l’échelle mondiale, c’est un « colonialisme décomplexé » qui se livre à une vaste entreprise de reconquête.
L’une des principales revendications des mouvements de décolonisation était que les paysans puissent posséder les terres qu’ils cultivaient. Aujourd’hui, sous l’égide de la Banque mondiale et par l’intermédiaire de sa filiale SFI (Société Financière Internationale), une opération planifiée d’accaparement des terres est menée dans tous les pays dits en développement. Un rapport du Centre de recherche américain OAKLAND datant de 201O, révèle qu’à l’époque et dans le cadre de cette opération, 50 MILLIONS d’hectares cultivables y étaient déjà passés aux mains d’investisseurs privés principalement occidentaux. On connait le rôle du FMI qui a permis aux multinationales de prendre le contrôle des entreprises et des infrastructures dans les pays « indépendants » après avoir soumis ceux-ci au racket de la dette.
Et puis, comme au « bon vieux temps de la coloniale », on revient sans complexe au principe de l’administration directe avec un Conseil de sécurité de l’ONU et une Cour pénale Internationale instrumentalisés. Hier, on justifiait les agressions militaires par le devoir de porter la civilisation au reste du monde. Aujourd’hui, c’est au nom du « devoir d’ingérence humanitaire » qu’on dépêche ses bombardiers !
Quant à l’idéologie de la « civilisation dite supérieure » elle est massivement propagée dans tous les recoins de la planète grâce à leurs empires médiatiques et au contrôle des NTIC.
A ce stade, nous voulons insister sur le fait que le « barouf » des puissances occidentales a été rendu possible par le fait que, dans la plupart des pays décolonisés, sous l’impulsion des élites formatées par l’école du colon, le mimétisme a prévalu dans la rédaction des constitutions, dans la conception des lois, dans la vision de la démocratie et du développement économique.
Le plus grand hommage que nous puissions rendre aux insurgés de 1870 et, plus généralement, à tous les combattants et combattantes qui ont illustré notre histoire, est de porter plus loin le flambeau de la lutte pour la décolonisation et l’émancipation. Notre mission n’est pas de demander aux maîtres « mèsi sou plé ». Notre lutte ne saurait se cantonner à participer au jeu de l’alternance en espérant grappiller des parcelles de pouvoir par la magie de victoires électorales. Le coup d’état parlementaire au Brésil ou l’interventionnisme militaire de la France en Afrique ne suffiraient-ils pas à nous rappeler la réalité !
Nous avons parlé plus haut d’affrontement décisif entre les peuples et les impérialistes. Les impérialistes occidentaux, tout à faits conscients que leur système arrive en bout de course, ne font et ne feront aucun cadeau à quiconque. Les directives venant de la Commission Européenne ou les conseils en matière de développement émis par l’AFD ne peuvent que nous être nuisibles.
Nous sommes face à d’immenses défis : risques de catastrophes liées au changement climatique, risques de guerres, risque de pénuries alimentaires généralisées. De plus, pour maintenir leurs superprofits et par le biais de leurs gouvernements aux ordres, les classes dominantes systématisent le saccage des services publics et de la protection sociale, jetant dans la misère et dans la détresse des populations entières. Notre lutte pour la décolonisation et l’émancipation ne peut être concevable que dans le cadre de la construction alternative. Elle implique le développement de pratiques économiques nouvelles et la construction de réseaux dissidents ; elle demande la modification de nos comportements en tant que citoyens et en tant que consommateurs ; elle exige, surtout, notre rassemblement autour d’un projet commun.
La possibilité de remporter la victoire réside dans notre capacité à consolider notre unité en dépassant les divisions politiciennes, en refusant les alignements fanatiques et en privilégiant la recherche de réponses consensuelles.
Comment pourrions-nous prétendre honorer dignement nos ancêtres et ne pas trahir leur mémoire
– si nous ne battions pas pour notre droit à l’autodétermination et pour une véritable décolonisation,
– si nous regardions de haut, bras croisés, les travailleurs qui luttent pour défendre les services publics et leurs droits légitimes,
– si nous ne nous engagions pas sur le terrain aux côtés de l’Assaupamar quand elle lutte pour protéger la vie et l’environnement,
– si nous désertions le front mondial du combat pour les réparations,
– si nous alimentions l’idée profondément bourgeoise et occidentale que les peuples doivent remettre leur sort entre les mains des élites,
– si nous attisions les divisions au sein du camp anticolonialiste,
– si nous ne menions pas une lutte intransigeante sur les fronts idéologique, culturel et éducatif,
– si, enfin, nous refusions de nous regrouper autour de notre drapeau Rouge Vert Noir !
Au bout du compte, chers compatriotes, si nous commémorons l’insurrection de 1870, c’est pour nous en inspirer dans nos luttes d’aujourd’hui et pour aller de l’avant.
Robert SAE – 23/09/2016