— Par Selim Lander —
Que faut-il pour faire du bon théâtre ? On l’a peut-être déjà écrit dans l’une ou l’autre de ces chroniques, mais cela vaut la peine de le répéter tant les compagnies d’aujourd’hui ont tendance à l’oublier. Rappelons donc la recette : un bon texte, une bonne mise en scène et de bons comédiens. Ces trois éléments étant présentés ici dans un ordre qui n’est pas hiérarchique (ils sont tout aussi nécessaires) mais simplement chronologiques : le texte existe avant que le metteur en scène ne s’en saisisse et qu’il le travaille d’abord seul puis avec les comédiens. Cela n’implique pas que ces derniers ne puissent avoir leur part dans la compréhension du texte, que des aller-retour ne soient possibles entre le metteur en scène et eux, de même que, si l’auteur est encore vivant, d’autres aller-retour ne soient possibles entre lui et ses interprètes, mais le schéma est grosso modo celui-là.
Le texte est donc premier – chronologiquement. Encore y a-t-il texte et texte. Ce n’est pas, par exemple, parce qu’un metteur en scène a été profondément touché par un roman que l’adaptation qu’il en fera donnera du bon théâtre. Et que dire des metteurs en scène qui s’improvisent auteurs ? Et que dire de l’écriture de plateau ? Bien sûr qu’il y a dans tous ces cas de figure des réussites éclatantes, mais enfin il est quand même plus sûr, pour qui cherche le succès – et c’est en principe le but visé par les professionnels du théâtre – de choisir pour commencer un bon texte, c’est-à-dire un bon texte écrit pour le théâtre.
Qu’est-ce à dire ? La règle d’or de l’auteur de théâtre (moderne) se résume à ceci qu’il ne faut pas trop expliquer, le spectateur devant être laissé constamment dans l’incertitude à propos de ce qui est en train de se passer sur le plateau, des motivations des personnages. Il n’est même pas absolument nécessaire que tout cela s’éclaire, à la fin. Comme le roman policier, la pièce de théâtre réussie multiplie les énigmes, même s’ils sont d’une espèce différente. Des exemples ? Une réplique : faut-il la prendre au premier degré ? Un personnage : de qui est-il vraiment amoureux ? Un accessoire : ce révolver est-il réel (au sens du théâtre où rien ne l’est vraiment, par définition) ou factice ? Etc.
Exemples triviaux – les énigmes de la Nuit des assassins sont d’une autre espèce – mais qui devraient suffire pour nous conduire à une deuxième remarque que nous avons, celle-là, déjà formulée ici, nous en sommes certain. Bis repetita placent… Avis donc aux rédacteurs des programmes de théâtre : vous aussi, vous devez vous garder comme de la peste de trop en dire et d’expliquer au spectateur ce qu’il devra lui-même s’efforcer de deviner. A cet égard, le livret-programme du Théâtre municipal a tout faux et le dépliant distribué à l’entrée encore plus, qui assène une interprétation socio-économique en phase avec la situation contemporaine, alors que le mérite de cette pièce est au contraire d’être « in-actuelle », c’est-à-dire pertinente à toutes les époques, comme l’est par exemple Antigone. Avis donc, maintenant, aux spectateurs, faites confiance à la programmation du Théâtre municipal, ne lisez pas le programme imprimé, ou oubliez-le, avant la représentation.
On peut d’ailleurs se demander pourquoi le rapprochement entre la Nuit des assassins et Antigone ne figure pas parmi les doctes explications fournies aux spectateurs, alors qu’il s’agit dans les deux cas de mettre en scène la révolte contre l’autorité (représentée par les parents dans la Nuit, par l’oncle Créon dans Antigone).
Il est temps d’en venir à la représentation de cette pièce qui réunit tous les ingrédients de la réussite : le texte d’un auteur de théâtre talentueux (José Triana) + la mise en scène virtuose de Ricardo Miranda qui enchaîne les scènes de ce drame énigmatique sur un rythme endiablé + trois comédiens au mieux de leur forme pour interpréter dans le bruit et le fureur une bonne dizaine de personnages.
Nous avons déjà dit, à l’occasion de la création de cette pièce en Martinique en 2014 avec les mêmes comédiens (Guillaume Malasné, Astrid Mercier et Caroline Savard), tout le bien que nous en pensions, au point de la mettre au sommet de la saison théâtrale, cette année-là, jugement plus que positif conforté par cette reprise. Les productions martiniquaises ont du mal à s’exporter, on le sait. C’est bien dommage parce qu’elles sont souvent – pas toujours, certes – de qualité. Il n’est pas si rare, en effet, qu’elles s’avèrent plus intéressantes que certaines productions venues d’ailleurs. Lorsque c’est le cas et ça l’est en particulier pour la Nuit des assassins – il est déplorable que les pièces montées ici en Martinique ne puissent pas partir en tournée, amortir véritablement les frais de production et apporter aux comédiens quelques suppléments de ressources dont ils ont grand besoin. Concernant précisément cette Nuit des Assassins, elle entrerait parfaitement dans la programmation d’une salle parisienne comme le Théâtre de poche. À bon entendeur, salut.
Un mot pour finir sur un aspect du spectacle que nous n’avions pas suffisamment mis en valeur, lors de la création, à savoir les costumes. Ces derniers, comme le décor, la musique, les lumières ne font pas partie des éléments indispensables à la réussite listés plus haut,… ce qui ne signifie pas qu’ils ne puissent y contribuer. Les trois comédiens de la Nuit sont habillés exactement de la même manière, dans un camaïeu de gris, avec un pantalon qui allonge les jambes (plus quelques pièces supplémentaires, colorées autrement, lorsqu’ils interprètent les personnages secondaires). Ainsi vêtus, ils ressemblent à de grands échassiers qui se disputeraient une prise, impression renforcée par leur jeu. Est-ce intentionnel ? Toujours est-il que la vision de ces grands oiseaux sautillants et querelleurs ajoute au plaisir que l’on prend à voir – et à revoir – la pièce.
Reprise au Théâtre municipal de Fort-de-France les 19, 20 et 21 novembre 2015.