— Par Sabine Cessou (Bruxelles), Anne Le Nir (Rome), Tristan de Bourbon (Londres), Laurent Larcher —
Déboulonner les statues des figures de la colonisation, débaptiser les rues, les écoles et les places qui portent leur nom, ce phénomène relancé dans le sillage de la mort de George Floyd aux États-Unis et du mouvement « black lives matter » touche aussi les anciennes puissances coloniales européennes. Si les gestes se ressemblent, la question coloniale ne se pose pas, pour autant, de la même manière dans chacun de ces pays. En France comme au Royaume-Uni, l’indignation a prévalu face à ces mouvements de colère. Mais pas pour les mêmes raisons.
En France, l’histoire coloniale s’est renouvelée
« Ce mouvement n’est pas acceptable dans sa forme, il est antidémocratique et péremptoire. Il est autant anachronique qu’ignorant. Et enfin, c’est nous engager dans un processus sans fin qui nous conduira jusqu’à Jules César et même aux Grecs », confie Jean-Noël Jeanneney, résumant la position de nombre d’historiens, de Mona Ozouf à Michel Winock. « Il faut expliquer, expliquer et non détruire : c’est la meilleure des fidélités que l’on puisse exprimer aux victimes de la colonisation ». La réserve est d’autant plus grande en France, que l’histoire coloniale s’est considérablement renouvelée depuis une trentaine d’années grâce à des historiens comme Benjamin Stora et plus récemment Pascal Blanchard.
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Le passé colonial de la France est abordé dans les programmes scolaires et la production éditoriale, du roman à la bande dessinée en passant par les livres d’histoire. « L’historiographie, souligne Jean-Noël Jaenneney, ne cesse de se renouveler et notre connaissance, de s’approfondir ». En témoigne, encore, le documentaire « Décolonisations », diffusé récemment sur Arte. « Nous ne soutenons pas que l’histoire écrite jusque-là est fausse, nous tâchons de la compléter », expliquait en février l’un de ses auteurs, Pierre Singaravélou. « Cette capacité à se mettre à la place de l’autre, c’est à la fois ce qui fonde notre démarche scientifique et ce qui fait cruellement défaut dans notre société », remarquait-il.
Difficile clarification au Royaume-Uni
Au Royaume-Uni, les résistances à la clarification de ce passé colonial semblent plus vivaces. Le décalage entre les politiciens au pouvoir et la plupart des historiens britanniques sur le passé colonial du royaume est complet, note le professeur d’histoire publique David Olugosa. Sur la question de l’esclavage, l’histoire officielle au Royaume-Uni « ment depuis des décennies », juge le spécialiste du sujet, Michael Taylor.
Au Royaume-Uni, le débat s’enflamme sur les statues rappelant l’esclavage
L’idée que la Grande-Bretagne ait été la première nation à l’abolir est selon lui « risible », tout comme celle d’une décolonisation pacifique et consensuelle. Les massacres engendrés par l’indépendance de l’Inde et les conflits qui ont suivi la création d’Israël – pour ne parler que d’eux – contredisent aisément ces affirmations, remarque-t-il. Mais il en va de même pour la plupart de ses anciennes colonies africaines, comme celles en Asie. « La plupart de l’establishment britannique et donc de l’élite était attaché à l’Empire parce qu’il était impliqué dans sa gestion », renchérit John Wilson, professeur à l’université King’s College à Londres. « L’Empire a survécu sous forme de réseaux et sa culture a été préservée. » Et les mêmes qui revendiquent aujourd’hui l’héritage de l’Empire sont ceux qui se battent pour la souveraineté de l’État-nation et veulent quitter l’Union européenne.
Une page se tourne en Belgique mais…
Au contraire de la situation britannique, une page d’histoire commence à se tourner en Belgique avec les « profonds regrets sur les actes de cruauté commis par le passé », exprimés par le roi Philippe le 30 juin, jour anniversaire de l’indépendance de la République démocratique du Congo (RDC). Dans la foulée des manifestations Black Lives Matter, le Parlement fédéral a décidé de mettre sur pied une « Commission vérité et réconciliation » (CRV). L’objectif : faire « la paix » avec le passé colonial dans ce qui fut le Congo belge et le Rwanda-Urundi (Rwanda et Burundi).
Colonisation du Congo, les regrets du roi des Belges
Le débat devait s’ouvrir sur un mode enfin consensuel. Mais c’est l’AfricaMuseum, ancien Musée royal de l’Afrique centrale (MRAC) fondé par le roi Léopold II, qui doit, avec les archives nationales, constituer la liste d’experts chargés de rendre en septembre au Parlement un rapport préliminaire sur ce que devra faire la CRV. « L’AfricaMuseum ne peut pas être aux manettes sur ce projet, puisqu’il fait précisément partie des institutions dont la CRV devrait discuter », estime l’artiste Laura Nsengiyumva. D’autant que ce musée, même rénové, ne s’est pas débarrassé de ses oripeaux coloniaux, comme l’avait regretté la commission d’experts des Nations-Unies en février 2019.
Si les dernières municipales ont fait de la place à des élus issus de la diversité, un racisme structurel en Belgique continue de faire débat. Alors que l’expression populaire « Tout ceci ne nous rendra pas le Congo » reste vivace, l’Unesco a mis en garde en août 2019 le festival de la Ducasse d’Ath. Sa figure du « Sauvage », un Belge grimé en Noir, chaînes au cou et plumes sur la tête, est censée faire peur aux enfants. Une tradition défendue mordicus par le maire et les habitants d’Ath.
En Italie, un angle mort
En Italie, bien loin de la Belgique et de la France, le passé colonial est généralement ignoré et par l’opinion publique et par les politiques. Quand il est abordé, ses aspects bénéfiques sont mis en avant, comme en témoigne le professeur Mario Di Gianfrancesco, 91 ans, grand spécialiste des questions internationales à la Sapienza de Rome : « La colonisation italienne n’a rien à voir avec celle de la France ou du Royaume Uni. Nous avons largement contribué au développement économique et culturel de l’Éthiopie et de la Libye. À part quelques épisodes violents, je ne pense pas que nous ayons à faire notre mea culpa sur le sujet. »
« Cette lourde histoire est absente de la mémoire collective, elle ne fait pas partie des programmes scolaires », regrette l’écrivaine italienne d’origine somalienne Igiaba Scego, 46 ans. Elle constate, cependant, que des professeurs font lire à leurs élèves des romans comme le sien, La linea del colore, un texte qui évoque, sans fard, la colonisation italienne de la Somalie. « Le vandalisme à Milan de la statue d’Indro Montanelli, le 13 juin par des étudiants activistes, a fait resurgir des questions enfouies », reconnaît-elle aussi. Le journaliste Indro Montanelli se porta volontaire pour la guerre coloniale en Érythrée (1935-1936) où il acheta et épousa une Érythréenne de 12 ans. « Mais personne ne s’est ému de cette scandaleuse affaire du financement (233 000 €) par la région du Latium d’un mausolée élevé au général Rodolfo Graziani en 2012 dans son village natal, poursuit Igiaba Scego. Or, ce hiérarque fasciste a participé, notamment, à la reconquête de la Libye, et fit déporter des dizaines de milliers de nomades de la Cyrénaïque dans des camps de concentration. »
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Quelques dates de la colonisation européenne
1492. Découverte de l’Amérique par Christophe Colomb. Début de la colonisation espagnole du continent. Suivirent les Portugais, les Français et les Britanniques.
1885. Traité de Berlin. Les Européens se partagent entièrement l’Afrique.
1885-1908. Le Congo est la propriété personnelle du roi Léopold II. La France domine le Maghreb et le Sahel. Le Royaume-Uni s’impose en Afrique orientale et australe. Le Royaume-Uni règne en Asie sur l’empire des Indes.
1920. La France et le Royaume-Uni se partagent le Proche-Orient.
1927. Publication du Voyage au Congo d’André Gide, un réquisitoire contre les pratiques des compagnies commerciales et de l’administration à l’égard des populations colonisées.
1961. Publication des Damnés de la terre de Franz Fanon sur les violences de la colonisation et de la décolonisation.
2018. Publication de Sexe, race & colonies de Pascal Blanchard, Nicolas Bancel, Gilles Boetsch, Dominique Thomas et Christelle Taraud. Un ouvrage de référence sur le regard colonial du XVIe siècle à nos jours.
Sabine Cessou (Bruxelles), Anne Le Nir (Rome), Tristan de Bourbon (Londres), Laurent Larcher
Source : LaCroix.com