Cinq questions à Nicolas Derné

Exposition « de feu et de pluie », Fondation Clément, du 20 octobre au 12 novembre.

— Propos recueillis par Matilde dos Santos Ferreira, critique d’art et curateur indépendant —

Exposition « de feu et de pluie », visible à la Fondation Clément, du 20 octobre au 12 décembre. Produite par la Fondation Clément en partenariat avec la DEAL et le PNRM dans le cadre de la candidature de la Martinique à l’inscription sur la liste patrimoine UNESCO.

Le titre de l’exposition « de feu et de pluie » renvoie aux deux versants d’une même gestation : car la Martinique est bien la fille des entrailles fumantes de la terre et des pluies provoquées par le relief, donnant naissance aux forêts tropicales humides. Partant de l’idée que le volcan impacte la vie de l’homme très au-delà de la science et des catastrophes, il a été demandé aux artistes de travailler sur le processus éruptif comme métaphore, voire l’essence de la création. Cinq œuvres ont été créées pour l’exposition : les installations «Respé twa fwa » de Christian Bertin, «Sismographie méga-poétique » de Julie Bessard, « Composition Tellurique » d’Hervé Beuze, « Le jour d’après » de Ricardo Ozier-lafontaine et le triptyque « Un démiurge » de Jean-Baptiste Barret. «Tropical Bliss » de David Gumbs et « Misa Negra » de Bruno Pedurant ont été remaniées dans le cadre de l’exposition. Les œuvres des autres artistes ont été choisies en fonction du parallèle entre construction/ destruction /reconstruction dans la nature et dans la vie de l’homme. Elles parlent de mémoire, de chaos, de jaillissements et tremblements, d’échanges d’énergie, du magma qui fuse, de la chaleur brulante, de l’état du monde l’instant d’après.

Matilde dos Santos : Qui est Nicolas Derné ?

Nicolas Derné : Aujourd’hui je suis photographe. Au départ j’ai commencé à créer pour partager ce que je voyais, ce que je ressentais lors d’un long voyage. Je voulais partager mes émotions avec les miens sans leur envoyer des clichés genre moi devant le Taj Mahal… Ensuite j’ai fait une expérience de mélanger peinture et photo avec un ami et je ne me suis plus arrêté…. Quand je fais de la photo je suis dans mon monde… je tente de faire apparaitre ce qu’on ne voit pas. Cela devient encore plus vrai maintenant avec les photographies que j’appelle résiduelles : je fais apparaitre des petites choses, ces espaces vides qui ne sont jamais vides en fait.

 

Photo 2 « Parades », 2019

 

MdS: Penses-tu que l’artiste a un rôle à jouer dans la société et quel serait ce rôle pour toi?

ND : Je ne suis pas sûr qu’on ait un rôle particulier, je crois qu’on doit laisser de la place pour le hasard, et si on est trop convaincu d’avoir un rôle précis à jouer, cela peut te diriger un peu trop, ne pas laisser suffisamment de place à l’inattendu, au hasard, à la magie d’une rencontre…. Sans être trop attaché à aucune ligne directrice, ouvrant espace pour la rencontre je crois quand même que l’artiste doit ouvrir des fenêtres sur des possibles. C’est un privilège et une responsabilité de pouvoir être entendu. J’estime que ce que j’ai à dire a une importance, donc je veux partager mes réflexions, aussi j’ai la chance d’avoir le temps pour me poser pour réfléchir, c’est le temps de la création… je fais une sorte de synthèse de ce que je ressens. En tant qu’artiste, je peux m’extraire de la course entre boulot, dodo, la voiture, les achats, et prendre le temps pour ressentir toutes ces petites impressions, tout ce qui est derrière une photo ; les couches successives, que je superpose sur une photo, ce sont toutes les impressions que j’ai ressenti entre le moment de la prise de vue et l’instant ou je la publie, et en les regardant à nouveau, je prends le temps d’une réflexion. C’est une chance que de pouvoir le faire, d’avoir le temps d’être à l’écoute, ne serait-ce que de moi-même et de mon environnement direct. La chance de l’artiste est de pouvoir prendre le temps de réfléchir à des choses auxquelles d’autres personnes dans leur vie au quotidien ne pensent pas ou n’ont pas forcément le temps d’approfondir. Le temps est donc au centre de ma réflexion générale. Je prends le temps de regarder une photo qui a figé une perception qui a duré quelques centièmes de seconde et je vais m‘ y attarder, quelques secondes, minutes, des heures, je vais transformer ce temps dans un espace. Mais ce temps-espace est toujours le même : c’est toujours maintenant, il est là tout le temps, mais on le perçoit à peine, on le reçoit, car on a tous la même chose devant les yeux mais on ne voit pas tous la même chose. Je veux dire que ce présent-là qui est tout ce qui est tout le temps, et cette infinité-là , c’est la base de ma réflexion. Je jongle autour de ça aujourd’hui et quand je superpose des photos je me dis que je ne fais que superposer toujours la même chose, c’est toujours l’instant présent qui se décline à l’infini, c’est pourquoi cela fonctionne toujours ensemble, et ça amène à une réflexion sur l’homme, sur ce qu’on est et comment on croit se représenter, par extension sur le fait qu’on est tous connectés, et par extension à toutes ses cultures qui se croisent.

Photo 3 “Tune In” (residence d’artistes Homo-sargassum, Martinique, 2021)

 

MdS: Est-ce que l’art soigne ? Soi-même ? l’autre ? Le monde ?

ND : Oui, l’art est le petit plus sans lequel on ne peut pas vivre. Je regardais un documentaire sur Quincy Jones hier et il disait on ne peut pas vivre sans boire et sans musique, et moi je ne peux pas vivre juste en buvant, dormant et en mangeant. L’art est partout, il est décliné dans tout, dans la mode, le design, les lunettes, tous nos objets, etc. L’art est sacré, il était dans les cultures ancestrales partie intégrante du quotidien. Aujourd’hui ce qui est sacré pour moi est le présent. Et oui l’art peut soigner surtout dans une époque où l’on a oublié un certain nombre de choses. L’art soigne car il nous ramène à une dimension à laquelle on n’a pas accès sans l’art.

Photo 4 “The magic bus” (série Pression « en tropiques »)

 

MdS: Parle nous de ton processus de création et de ta pièce « Osmose», dans l’exposition « de feu et de pluie » … qu’est-ce qu’elle apporte de nouveau dans ta création, comment tu l’appréhendes, comment le public l’appréhende selon toi.

ND : L’important pour moi aujourd’hui est la relation avec la nature, une relation qu’on a tendance à oublier. On imagine souvent que la nature n’est pas à la même échelle que l’homme, on s’extirpe de l’ensemble, comme si on n’était pas interconnecté à tout le reste. Et cela depuis un niveau très prosaïque, genre on voit des petites bêtes, on s’écrie et on les écrase… ça me sidère. A quel moment on s’est dits qu’on pouvait tout faire comme si ça n’avait aucune conséquence ? Cette réflexion sur le rapport entre l’homme et la nature évolue tous les jours. Je me dis que les religions, et je fais ici une différence avec le sacré, certaines religions donc ont assis un pouvoir, séparant l’homme de la nature, c’est pourquoi je m’intéresse au shinto asiatique où dieu est la nature. Je suis en quête de connexion, via l art. Dans « Osmose », l’homme est à la fois absent et présent, présent par sa production, par son égo, mais son corps est absent il s’est peut-être fondu dans la nature. La photo a un certain mystère qui laisse la place à la réflexion de celui qui regarde

« Osmose » est une simple photographie, mais elle est très picturale, un peu impressionniste peut-être…elle ne fait pas partie de mon travail de superposition, mais elle tend vers l’abstraction, qui est très forte dans mes photos résiduelles, et qui est déjà là, dans la réflexion sur la lumière. Il y a cette couleur, ce bleu. On ne voit pas toujours les mêmes couleurs. Les yeux et le cerveau nous disent ce qu’on voit, mais ça ne veut pas dire que les choses sont là. Cependant je n’ai pas joué sur la photo. Je ne l’ai pas retravaillé. J’ai révélé un peu plus de la plage de couleur.

Cette plage de couleur on peut la capter aussi mais notre cerveau ne l’interprète pas, je me dis que si je restais 10 heures devant la même scène je verrai apparaitre ce bleu-là exactement. Ma grand-mère me disait qu’il y avait beaucoup de verts différents dans une forêt…. et peut-être que le temps nous permet de voir plus de couleurs.

La mare est le ciel, le ciel qui se reflète dans l’eau. J’aimais avoir le ciel et la mare au même endroit sur la même photo, c’est un clin d’oeuil par rapport au ciel de la religion catholique, le ciel devient très simple : il est là, dans la mare.

Le titre « Osmose » vient de l’échange avec le milieu. Je suis parti d’une série où je travaillais sur des épaves de bateau. L’osmose est un principe naturel qui se produit notamment sur la coque des bateaux qui restent abandonnés dans l’eau. Je pars de l’ idée que tout ce qu’on produit devrait se désagréger, et en fait tout ce qu’on produit est fait d’éléments naturels, retirés à la terre donc forcément se décompose, et l’osmose est cette décomposition qui rendrait les choses à la nature.

Aussi pour moi l’osmose et la symbiose allaient ensemble, je pensais à une sorte d’harmonie. L’osmose sur la coque des bateaux est un phénomène atomique, la coque devient poreuse, à cause d’un échange atomique, et c’est comme l’osmose biologique, sauf qu’il n’y a pas de recherche d’équilibre, mais c’est un échange au travers d’une membrane. C’est le rapport entre l’homme et ses productions qui m’intéresse. Je ne suis pas intéressé par la véracité documentaire de la photo mais par la poésie qui s’en dégage.

Ce que je trouve intéressant c’est que celui qui regarde ajoute son propre esprit sur la photo, et moi aussi en créant, j’avais déjà ajouté mon propre esprit, c’est tout mon passé qui est présent. Sur les photos résiduelles c’est cela que je veux rendre évident : toutes mes perceptions et sensations antérieures, se retrouvent sur chaque photo et je pense que le spectateur d’une manière ou de l’autre le voit.

MDS :Tu utilises tout le temps le mot photo résiduelle , explique un peu ?

ND : J’appelle photo résiduelle, celle que j’utilise dans d’autres photos comme un matériau, comme quelque chose qui serait restée imprimée sur ma rétine. Mais même une photo finie, comme « Osmose » peut elle aussi devenir matériau pour d’autres photos. Pour moi tout est matériau. Et ce matériau qui est à la fois temps et espace, je m’en sers de plus en plus pour peindre, ça devient ma palette, la surface et le plan de la photo, mais aussi la couleur et plus j’avance plus je peint en fait.

Photo 5 – « Inner child » , salle carrée, Fondation Clément 12 novembre-12 décembre

MDS :Quel était l’impact de la pandémie sur ta création et ton actualité ? Quels sont les projets à venir ?

ND: Bien sûr il y a eu des projets reportés, et c’était bien d’avoir quelques projets qui ont tenu la route quand même, comme l résidence d’artistes Homo-sargassum, mise en place par la Fondation Tout-monde et où tu étais commissaire et comme cette exposition. La phase dure de la pandémie était bloquante, ce n’était pas si facile de se relancer, on était repliés sur nous même, on avait moins d’interactions… En tant qu’humains on a besoin de ces interactions, je crois que les humains ont le besoin d’être connecté et que leurs idées puissent rebondir les unes sur les autres, et maintenant ça se fait en ligne alors l’énergie ne circule pas de la même manière, on ne se rend pas encore compte de la portée de tout cela.

Pour les projets, là je pars aux rencontres photo de Guyane pour la restitution d’une résidence effectuée l’année dernière en partenariat avec la station culturelle. Je suis aussi très attaché au développement d’une nouvelle série « flow ». Je produis beaucoup, j’ouvre de nouvelles voies en ce moment, j’affirme ma réflexion. A plus long terme, il y a des projets avec le Maroc, et j’ai une vidéo qui tourne dans une expo au hong gah museum à Taiwan, j’ai aussi des photos qui sont parties au Nigeria pour artX lagos, oui, il y a une activité, mais je suis concentré sur le flow. Je souhaite faire une exposition où la notion de flow apparaisse clairement, expliquer mon processus, asseoir cette étape, car j’ai l’impression que la photo m’abandonne… J’ai des problèmes avec mon matos, ça me fait penser à l’obsolescence des images aussi. Ce qu’on produit maintenant n’est vu que quelques secondes, quel intérêt au fond ? Cette petite chose d’avoir des problèmes matériels, des disques durs qui s’effacent m’amène à boucler une boucle, j’ai commencé la photo pour partager mes expériences. Je n’ai pas envie d’abandonner la photo, mais plus j’avance plus j’ai l’impression que je refais toujours la même photo, même si je suis ailleurs, car ce que je vois est la même chose. II y a un seul monde, une seule œuvre. Une photo est un petit bout d’une grande réflexion, mais l’œuvre est une grande réflexion. C’est cela le flow ou plutôt, l’état de conscience où tout s’aligne, c’est ce que je fais quand je essaie d’être en accord avec tout ce que je vois : je capture un instant et il réintègre une réflexion qui continue, et chaque photo devient matériel des œuvres d’après c’est un peu comme dans l’histoire de l’homme : on est toujours dans la filiation d’autres hommes qui seraient passé avant nous. C’est cela qui m’anime maintenant : transmettre cette idée du flow.

 

Photo 6 « Osmose » salle la Cuverie, Fondation Clément