Exposition « de feu et de pluie », visible à la Fondation Clément, du 20 octobre au 12 décembre.
— Propos recueillis par Matilde dos Santos Ferreira, critique d’art et curateur indépendant —
Produite par la Fondation Clément en partenariat avec la DEAL et le PNRM dans le cadre de la candidature de la Martinique à l’inscription sur la liste patrimoine UNESCO.
Le titre de l’exposition « de feu et de pluie » renvoie aux deux versants d’une même gestation : car la Martinique est bien la fille des entrailles fumantes de la terre et des pluies provoquées par le relief, donnant naissance aux forêts tropicales humides. Partant de l’idée que le volcan impacte la vie de l’homme très au-delà de la science et des catastrophes, il a été demandé aux artistes de travailler sur le processus éruptif comme métaphore, voire l’essence de la création. Cinq œuvres ont été créées pour l’exposition : les installations «Respé twa fwa » de Christian Bertin, «Sismographie méga-poétique » de Julie Bessard, « Composition Tellurique » d’Hervé Beuze, « Le jour d’après » de Ricardo Ozier-lafontaine et le triptyque « Un démiurge » de Jean-Baptiste Barret. Les œuvres des autres artistes ont été choisies en fonction du parallèle entre construction/ destruction /reconstruction dans la nature et dans la vie de l’homme. Elles parlent de mémoire, de chaos, de jaillissements et tremblements, d’échanges d’énergie, du magma qui fuse, de la chaleur brulante, de l’état du monde l’instant d’après.
Matilde dos Santos : Qui est Ludovic Nino?
Ludovic Nino : J’ai fait d’abord une formation de graphiste et ensuite je devais faire une école préparatoire dans le but de m’orienter vers le design graphique, mais je me suis retrouvé dans une prépa d’Art. A l’issue de cette prépa, j’ai fait une licence d’arts plastiques à l’université Paris VIII. J’ai tenté le concours d’entrée à l’école des beaux-arts de Paris et à ma grande surprise ma candidature a été retenue, et je me découvre le désir d’évoluer dans le milieu artistique.
Mon travail commence souvent par une balade. Généralement je flâne, à Paris ou ailleurs, je me perds, jusqu’à ce qu’un endroit me captive et là je le dessine, je le peins, j’approfondis mes recherches sur le lieu pour savoir pourquoi il m’a attiré. Je suis séduit par des lieux où j’essaye de me retrouver, des lieux qui sont un peu ignorés, des lieux mis de côté, souvent des ruines urbaines, contemporaines, des lieux qui se dégradent. Je me sens attiré par l’histoire de ces lieux en transition. Aussi ces ruines urbaines se dégradent vite, on les voit dans un état un jour, l’autre jour cela a déjà changé, c’est déjà autre chose, et cette possibilité de changement m’intéresse également.
MdS :Est-ce que tu veux figer ce qui va changer ?
LN : Je ne me suis pas posé cette question au départ, mais un jour à Saint Denis, j’ai pris en photo une ruine d’une maison jaune, je l’ai peinte ; puis plus tard j’ai vu qu’elle avait disparu. J’étais touché d’avoir capturé ce moment… ce qui m’attire c’est que les choses ne sont jamais fixes, mais sont fluctuantes.
MdS : Penses-tu que l’artiste a un rôle à jouer dans la société et quel serait ce rôle pour toi?
LN : Je ne suis pas sûr qu’on ait un rôle à jouer mais s’il existe un rôle de l’artiste dans la société ce serait de l’ordre du témoignage. On a un avis personnel, plutôt une sensibilité, qu’on cherche à partager. Mais ce témoignage est un questionnement : l’artiste a son avis, il s’exprime mais ce n’est pas une réponse ferme et définitive, on laisse la possibilité à chacun d’avoir son regard, ses propres questionnements, ainsi que ses conclusions. L’art est un besoin, pour tous. On a besoin de ce domaine pour donner un sens à nos vies. Dans l’art rupestre déjà, l’homme voulait laisser une trace de son existence. L’art est essentiel, tout le monde est créateur.
MdS :: Parle nous de ton processus de création et des deux œuvres qui sont dans l’exposition « de feu et de pluie »
LN : Je fais souvent une différence entre la peinture et le dessin. Certains sujets demandent l’encre, d’autres demandent la peinture à l’huile. J’ai appris une autre technique aux beaux-arts, la fresque, que j’ai envie de me réapproprier, lors de mes prochains travaux.
Actuellement je suis en train de peindre deux formats. Le premier est une construction d’un nouveau réseau fluvial. On a détruit l’ancien et on a commencé le nouveau, mais la ruine est encore présente, il y a une ambivalence intéressante entre ces deux états.
Et l’autre est une petite peinture. C’est un canapé que j’ai trouvé dehors, derrière un grillage et on voit des ronces, des herbes, qui commencent à prendre de l’ampleur derrière le grillage. Le grillage traverse les branches, de ce fait l’élément naturel devient indissociable de la construction humaine.
Je travaille généralement en très grand ou en très petit format. J’aime la tension qui existe entre le chaos et la précision. Les petits formats me permettent d’être très minutieux. Mais il y a toujours la possibilité du hasard, par exemple dans la relation entre l’encre et le papier, il peut avoir des tâches, des effets de « couleur »…
Les dessins qui sont dans l’expo transcrivent des lieux que j’ai visités ; ça a un rapport à la flânerie, au fait de me balader. Avant la peinture je dois expérimenter physiquement les lieux que je veux peindre ; cela m’est nécessaire, car je dois les réinterpréter. Lors du dessin ou de la peinture je vais recadrer, recomposer. Il y a donc un double travail de cadrage et de composition. Il y a aussi dans la relation physique avec le lieu, le fait que j’ai besoin de pénétrer l’espace, pour pouvoir essayer de faire ressentir ce que j’ai pu percevoir quand je l’ai parcouru.
Pour « Une marque », j’ai visité le canal des esclaves et en le visitant justement j’ai ressenti une sensation assez étrange, très particulière qui s’y dégageait, et par la suite c’est cela que j’ai voulu peindre.
« Instant chimérique » en revanche est très singulière car j’y mélange des éléments qui viennent de différents endroits. Une grande partie de ces éléments viennent de l’anse couleuvre, puis il y a une succulente, que j’avais vu au Japon, dans un lieu de prière abandonné qui avait attiré mon attention. C’était un lieu de culte un peu mis en retrait et cette plante poussait en plein milieu du chemin, entre des briques et je l’ai prise en photo. Quand j’étais en train de construire « Instant chimérique » j’ai pris cet élément et autres, venants de plusieurs origines je les ai mélangés. C’est donc assez différent de la manière dont j’ai travaillé pour le canal.
Pour peindre, je peux partir d’une découverte fortuite lors d’une marche, mais parfois ça peut être quelque chose que j’ai découvert sans avoir encore visité, comme le canal des esclaves, par le biais de documents écrits et visuels. Il se peut par ailleurs, que ce ne soit pas le lieu en tant que tel qui déclenche la peinture mais la sensation que je ressens. Le canal des esclaves, j’ai visité dans une ambiance particulière, ce fut un moment de recueillement, de commémoration que j’ai voulu retranscrire. Mais je ne savais pas par quel moyen l’exprimer. L’image avait germé dans ma tête ; je l’ai conçue une première fois en peinture, mais le résultat avec la peinture à l’huile n’était pas satisfaisant. Ce n’est qu’après avoir été au Japon pour un échange universitaire, que j’ai repris ce paysage. Cette expérience au Japon a totalement bouleversé ma façon de travailler. J’y ai découvert la peinture à l’encre, cette relation entre le vide et le plein… J’ai demandé à un professeur de me donner quelques rudiments sur l’encre, et là j’ai pu retravailler le canal des esclaves, tel que je l’ai présenté finalement. Donc entre le désir et le faire il y a eu un cheminement assez long.
L’histoire et la mémoire sont une base importante de mon travail. Il y a plusieurs types de mémoire, la mémoire historique, la mémoire personnelle… Les ruines contemporaines évoquent des mémoires personnelles, partagées par un groupe, que j’ai envie de mettre à jour… cette mémoire de petits ou grands groupes m’interpelle.
« Instant chimérique » commence avec des souvenirs d’enfance, avec des contes des Antilles, des contes haïtiens, martiniquais, guadeloupéens. Mes parents sont de la campagne de Saint Marie, mais je suis né et j’ai grandi à Paris, alors mon père avait ce souci de la transmission de la culture créole. La légende de Kubila est l’une des références de cette peinture. Ce souvenir est mélangé à d’autres lectures et questionnements qui me traversent. J’ai tenté de les retraduire dans « Instant chimérique ».
MdS ::Quel était l’impact de la pandémie sur ta création et ton actualité ? Quels sont les projets à venir ?
LN : J’ai été un peu contraint de me reposer sur ce que j’avais déjà à ma disposition chez moi comme les photos. Mais j’éprouve quelques difficultés dans la réalisation de séries lorsque mon inspiration est freinée de la sorte sans réel déclencheur. En général, il suffit de quelque chose ayant un intérêt plastique, un rapport à une histoire pour enclencher une sensation particulière. Il faut qu’il y ait une communication, qui ne peut se faire qu’en relation de proximité avec le lieu en question. Dans le promeneur solitaire de Rousseau, il y a cette idée de déplacement du corps et de l’esprit et qui s’exprime pendant la marche. Je pense que c’est ce que je recherche dans mes sorties et que j’essaie de retranscrire. Mon processus créatif est un peu lié à la façon dont un enfant agit en imaginant des histoires ; à ce besoin de se mouvoir en même temps qu’ils construisent un récit. Car il y a un véritable lien entre la création et le mouvement.
Pour ce qui est des projets en temps de pandémie j’ai eu de la chance; aucun n’a été annulé, juste ajournés pour certains. Bien que je ne sois pas autant productif que je le voudrais, j’ai quelques travaux plus personnels sur ma famille, des portraits. Je m’entraîne en dessinant des corps ou en reproduisant des tableaux pour me préparer à réaliser autre chose. Paradoxalement alors que je m’exerce souvent à faire des corps, aucun n’apparaît dans mes peintures. D’ailleurs, lorsque j’étais à l’université Paris VIII, je me suis demandé pourquoi ne pas intégrer les corps dans mes paysages. Finalement j’ai choisi de traiter des lieux dans lesquels la trace de l’homme est déjà visible et le vivant est présent par la végétation. Je pense que l’ajout d’un corps dans le paysage serait trop narratif, voire évident. Je préfère l’idée que le seul corps présent soit celui du regardeur.
Par ailleurs, je travaille actuellement sur des dessins préparatoires pour un grand format semblable à “l’instant chimérique”, inspiré d’une ancienne patinoire fermée en 2020, dont le statut est encore incertain.