Exposition « de feu et de pluie », Fondation Clément, du 20 octobre au 12 novembre.
— Propos recueillis par Matilde dos Santos Ferreira, critique d’art et curateur indépendant —
Exposition « de feu et de pluie », visible à la Fondation Clément, du 20 octobre au 12 décembre. Produite par la Fondation Clément en partenariat avec la DEAL et le PNRM dans le cadre de la candidature de la Martinique à l’inscription sur la liste patrimoine UNESCO.
Le titre de l’exposition « de feu et de pluie » renvoie aux deux versants d’une même gestation : car la Martinique est bien la fille des entrailles fumantes de la terre et des pluies provoquées par le relief, donnant naissance aux forêts tropicales humides. Partant de l’idée que le volcan impacte la vie de l’homme très au-delà de la science et des catastrophes, il a été demandé aux artistes de travailler sur le processus éruptif comme métaphore, voire l’essence de la création. Cinq œuvres ont été créées pour l’exposition : les installations «Respé twa fwa » de Christian Bertin, «Sismographie méga-poétique » de Julie Bessard, « Composition Tellurique » d’Hervé Beuze, « Le jour d’après » de Ricardo Ozier-lafontaine et le triptyque « Un démiurge » de Jean-Baptiste Barret. Les œuvres des autres artistes ont été choisies en fonction du parallèle entre construction/ destruction /reconstruction dans la nature et dans la vie de l’homme. Elles parlent de mémoire, de chaos, de jaillissements et tremblements, d’échanges d’énergie, du magma qui fuse, de la chaleur brulante, de l’état du monde l’instant d’après.
Matilde dos Santos : qui est David Gumbs ?
DAVID GUMBS :Tout d’abord, je suis un hypersensible. Longtemps je suis resté isolé, fuyant plutôt le monde, en errance ou en déambulation comme on dit maintenant. J’avais du mal avec les interactions sociales. En revanche je me sens bien dans la nature. Et c’est là que je puise mes inspirations – dans la flore et de la faune tropicale, dans ce que je vois lors de mes marches. Parfois je reste assis au bord d’une rivière, ou tout juste au bord de la route, à contempler le vent qui fait balancer les herbes… à entendre, à ressentir l’invisible, à observer. Il y a une dimension hypnotique dans la répétition. Ces éléments d’observation m’inspirent énormément. Le bruit de l’eau qui coule – un petit bruit constant qui te berce et apaise. Ce sont des choses que j’ai découvert en Martinique. A Saint Martin on n’avait pas cette végétation, ces bruits.
Mds : mais tu as toujours dessiné…
DG : oui, enfant, je dessinais en cachette derrière mon lit. Quand ma mère c’est rendue compte de cela en faisant le ménage dans ma chambre, ça ne l’a pas faire rire…. puis vers 14 ans au collège j’ai eu la chance de rencontrer Nadine Ducrocq ma prof, qui a vu dans l’enfant turbulent que j’étais quelqu’un de doué pour le dessin. Et elle m’a offert des cours de dessins gratuit, car j’étais d’origine plutôt modeste… Elle m’a soutenu et m’a amené à passer des concours d’architecture et j’ai été reçu, dans des écoles d’archi à Bordeaux, à Nantes. J’ai essayé aussi l’école d’art en Martinique et je pensais rester une année ici, avant de partir, mais je me suis vite rendu compte que je n’étais pas prêt à me trouver seul en France. A Saint Martin j’avais la mer : je la contemplais des heures durant, fasciné par le reflet du ciel dans l’eau, les différentes tonalités de bleu et de vert, les ondulations avec les possibilités infinies de formes. Quand je suis arrivé en Martinique, ça s’est amplifié, ça a fait sens. A un moment donné, je devais traverser un champ de cannes pour entrer chez moi. J’avais pour 30, 40 minutes de marche, au soleil couchant et j’avais le temps d’observer les déclinaisons de lumière, et tous ces sons qu’on écoute à la campagne, les criquets surtout, qu’on entendait pas du tout à Saint Martin. Parfois ici on oublie ce bruit de fond, surtout la journée ça s’efface un peu mais dès que la nuit tombe ça recommence. Lorsque je voyage, je me rends compte que ce petit bruit constant qu’on n’entend pas ailleurs, me manque. La Martinique me manque.
Mds : Penses-tu que l’artiste a un rôle à jouer dans la société et quel serait ce rôle pour toi?
DG :Oui je pense que l’art a un rôle. Je ne considère pas l’art comme mon travail, mais comme une nécessité. Si je ne fais pas mon dessin automatique régulièrement je ne me sens pas bien, ça a une dimension thérapeutique, psychanalytique pour moi, personnellement. Pour la société en général, je trouve que les artistes ont la possibilité d’ouvrir des consciences, de montrer d’autres chemins, ou de nouveaux champs de conscience. Je ne suis pas un artiste engagé politiquement ou dans le social, mais je fais partie de ces artistes qui apportent une part de rêve à la population. Et cette dimension de rêve est nécessaire au bien-être humain, parce que c’est le rêve qui nous fait avancer, construire des mondes nouveaux, meilleurs…L’artiste peut éclairer des zones qui semblent sombres à d’autres. Peut montrer dans la noirceur, de la lumière, de la beauté, non pas la beauté académique, classique, freudienne, mais la beauté qui existe dans la possibilité de provoquer chez l’autre une multitude de ressentis. Ce que l’art a de fondamentale pour moi est la possibilité d’éveiller des consciences.
Mds : Est-ce que l’art soigne ? Soi-même ? l’autre ? Le monde ?
DG : En ce moment je travaille sur un projet avec l’art Council de Brooklyn que pose la question du soin à travers la musique. J’ai la chance de collaborer avec 5 artistes musiciens d’origines différentes. Ma contribution consiste en interpréter visuellement leurs musiques à partir de mon ressenti personnel ,en rapport avec leurs origines. Cette demande m’avait un peu surpris, mais ce n’est pas la première fois qu’on voit dans mon travail une dimension thérapeutique qui m’échappe…. Quand j’avais fait l’installation « Blossoms » à la biennale de la Jamaïque en 2017, deux psychothérapeutes m’ont contacté pour avoir cette installation pour un espace médicalisé de suivi thérapeutique. J’avais eu un peu peur et n’avais pas donné suite car il y a des éléments scintillants dans mes animations. Je ne maitrise pas les conséquences éventuelles, on sait que le scintillement peut provoquer des chocs épileptiques… Mais là je me dis qu’il y a quelque chose qui transparait dans mon travail, que le public voit et que je n’assume pas …en tout cas je pense que la musique, des lectures poétiques, certaines couleurs, des installations de lumière comme celles de James Turrel, peuvent soigner. J’ai eu la chance de voir une exposition de Turrel à l’occasion d’une visite de Musée lors de la résidence au Vermont Studio Center en 2017. Je me suis rendue compte que la lumière agit sur le corps, sur nos corps. L’histoire de l’art montre qu’il y a des œuvres qui ont cette dimension thérapeutique, et le public souvent témoigne de cette sorte de dimension spirituelle, qui dépasse le raisonnement. C’est de l’ordre du sensitif, et cela contribue à un mieux-être, à la prise de conscience des énergies et des vibrations autour de nous. Je suis convaincu qui nous sommes nous-mêmes vibration et si on est sensible à énergie d’autrui, comme moi je le suis, on le ressent physiquement. L’art soigne car c’est un vecteur de vie, que ce soit la lumière, la vibration, l’énergie….
Mds : Parle nous de ton processus de création et de ta pièce Tropical Bliss», dans l’exposition « de feu et de pluie »
DG : Mon processus de création débute souvent par du dessin automatique et des idées qui m’assaillissent partout. Que je sois seul chez moi, dans mon atelier ou dans un café, j’aime bien me laisser amener par le bruit environnant. Il y a une sorte de rythme dans les conversations qu’on entend à distance, dans des paysages qu’on observe depuis une fenêtre… Si une idée se présente j’en fais de suite un croquis. Parfois je suis tiraillé entre un travail en cours et une idée qui veut m’amener dans une toute autre direction. Je dois la suivre car sinon cette énergie se perd. Pour « Tropical Bliss », j’avais vu une œuvre avec des papillons, j’oublie le nom de l’artiste, il était de la Gambie…c’était une représentation de l’arrivée de l’esprit dans le corps sous forme de luciole. Cela a été le point de départ de ma pièce : des papillons qui forment des corps. J’ai commencé la pièce durant ma résidence art OMI, à New York, mais j’étais bloqué et ce n’est que quand j’ai eu l’invitation pour mon exposition individuelle au Telfair Museum à Savanah, Géorgia, que la dimension éruptive m’est apparue, clairement. J’ai été inspiré aussi par la manière comme Duval Carrié travaille la lumière ; l’utilisation qu’il fait des paillettes, quelque chose qui renvoie à la lumière de la nuit, comme un soleil de minuit. A partir de là j’ai commencé à traiter la végétation avec d’autres couleurs que le vert, et l’idée m’est venue de ces couleurs bleutées, violacées, roses,… une sorte de surréalisme tropical. Après quand tu m’as proposé l’exposition j’ai eu envie d’ajouter pour la Martinique une création sonore. La pièce américaine est muette. J’ai trouvé que le son pouvait amener une dimension onirique, tellurique, ça me semble avoir un rapport avec la notion éruptive, dont tu parlais.
MDS :Quel était l’impact de la pandémie sur ta création et ton actualité ? Quels sont les projets à venir ?
DG : La pandémie a impacté à la fois positivement et négativement ma création et mes projets. En ce moment c’est plutôt positif, mais l’année dernière était assez négative : tous les lieux étaient fermés, des projets ont été annulés…C’était un moment d’isolement, de faiblesse, d’impuissance par rapport à la pandémie. D’un autre coté on a eu aussi plus de temps libre et j’ai consacré ce temps à imaginer des nouvelles pièces. L’aspect bénéfique c’est que la création numérique, digitale, avec laquelle je travaille, s’est révélée très utile pour faire des performances en ligne, pour réfléchir et faire des projets immersifs en ligne, en utilisant par exemple, la réalité augmentée, avec téléphone ou tablette à distance. Ça a mis en avant l’avantage des technologies avec lesquelles je travaille mais que sur l’île on utilise peu, comme la réalité augmentée. Aussi je travaille beaucoup en vidéo, et avoir la capacité d’envoyer une vidéo qui sera intégrée dans une exposition virtuelle, est une chance. C’est une chance aussi de pouvoir travailler en collaboration à distance avec danseur, musiciens, les filmer et le mettre en ligne sur des plateformes avec le public aussi à distance, … La pandémie a fait de ces techniques hybrides, une tendance qui va rester encore un bon moment car même si on peut se déplacer à nouveau, on ne prend pas encore vraiment le risque. Ma présence en ligne pendant la pandémie était constante, et je pense que ça m’a permis d’avoir une visibilité nouvelle, par exemple le projet avec le Brooklyn Council vient clairement du fait qu’on a remarqué ma capacité de fournir du contenu pour des supports en ligne. Sinon, pour l’avenir j’ai d’autres projets, mais je n’en parle pas encore.