— Par Selim Lander —
Ouverture de la saison cinéma 2018-2019 de Tropiques-Atrium avec Jafar Panahi, cinéaste maudit par le régime iranien qui le condamne à faire des films avec des bouts de ficelle, ce qu’il compense par son inventivité, son sens de la construction cinématographique. Pour Trois visages il a disposé néanmoins d’un peu plus de moyens que pour Taxi Téhéran que l’on avait déjà pu voir – et apprécier – toujours grâce à Tropiques-Atrium et à son « monsieur cinéma », Steve Zebina.
Trois visages a reçu le prix du scénario au dernier festival de Cannes. De fait, pendant presque tout le film (la fin s’avérant un peu décevante), on est subjugué par la manière dont Panahi instille le douce dans l’esprit du spectateur. Tout commence avec la vidéo de Marziyeh, une jeune fille qui a filmé son suicide sur son téléphone. Son film est destiné à Behnaz Jafari, une star de la télévision iranienne accusée par Marziyeh de ne pas avoir répondu à ses appels à l’aide, car sa famille paysanne s’oppose à sa vocation de comédienne. Très rapidement surgissent des questions quant à ce suicide : réel ou faux ? Quant à Panahi, s’il est un ami de Behnaz Jafari et s’il apparaît donc tout naturel qu’il l’accompagne à la recherche de Marziyeh ou, à défaut, de sa tombe si elle est vraiment morte, il est aussi un cinéaste : n’est-il pas en train d’entraîner la star, sans l’en avoir avertie, dans le tournage d’un film sur le suicide dont il aurait eu le projet ? Ces questions sont posées au début du film, quand le metteur en scène et l’actrice – chacun interprétant son propre personnage – roulent vers le village de Marziyeh.
Après le huis-clos de la voiture, le film prend une toute autre allure. Au village les deux personnalités sont accueillies en sauveurs : elles vont apporter des remèdes à tout ce qui dysfonctionne (électricité, eau, etc.) ! La déception est grande quand les villageois découvrent qu’elles sont simplement en quête de Marziyeh, cette « décérébrée » qui veut devenir « saltimbanque » …
On n’en dira pas plus, un bon scénario devant être découvert par le spectateur face à l’écran. Ajoutons simplement que le film est constamment empreint d’un humour aussi efficace que discret. Et que la plongée dans le village, situé au fin-fond de l’Iran dans une contrée turcophone, les maisons en pisé, la simplicité de la vie des habitants néanmoins hauts en couleur, présentent de ce pays une image que l’on n’a pas l’habitude de voir au cinéma.
Burning de Lee Chang-Dong
Rien de plus éloigné a priori de Trois visages que ce dernier opus de Lee Chang-Dong dont on avait admiré, il y a quelques années le film Poetry. Alors que Panahi est contraint à une économie drastique de moyens, Lee Chang-Dong a bénéficié d’une production importante. En outre, la Corée du Sud fournit un cadre bien différent de l’Iran. Et même si des séquences des deux films sont tournés chez des paysans plutôt pauvres, la pauvreté – on ne parlera pas dans les deux cas de misère – n’est pas du tout la même ici que là. S’il y a malgré tout un point commun à ces deux films, c’est l’aura de mystère dont ils sont entourés, plus accentuée, néanmoins, dans Burning.
On sort en effet de ce second film en se demandant ce qui est vrai, ce qui est rêvé, ce qui est imaginé par Jongsu, le principal des trois personnages autour desquels s’agence cette histoire, tant nombreux sont les événements improbables imaginés par le cinéaste (qui vient de la littérature). Ils sont donc trois, dont deux, Jongsu et Haemi, entrent à peine dans l’âge adulte. Ils sont originaires du même village tout près de la frontière avec la Corée du Nord ; qu’ils se rencontrent par hasard à Séoul n’a donc rien d’extraordinaire, et qu’ils se retrouvent rapidement dans le même lit, et que lui tombe raide amoureux d’elle qui l’a dragué mais dont les sentiments sont plus indéfinissables. A partir de ce point de départ, le film nous balade de séquence en séquence pendant deux heures et demi au cours desquelles on n’a guère le temps de s’ennuyer, même si le metteur en scène prend son temps, insérant de nombreux plans dépourvus de dialogue qui nous laissent tout le temps d’essayer de déchiffrer les énigmes des « trois visages » (qui aurait fait un meilleur titre pour le film de Lee Chang-Dong que pour celui de Jafar Panahi), ceux de Jongsu, d’Haemi et de Ben qui vient compléter le trio au bout de presqu’une heure de film.
Deux hommes amoureux de la même femme, laquelle ne choisira jamais vraiment, histoire de ménager les espoirs de chacun, rien de plus classique. Cependant, ici, les rapports qu’entretient Ben avec les deux autres n’est pas exactement conforme à ce schéma classique parce que, contrairement à Jongsu et Haemi qui vivent dans des conditions précaires, lui est riche, peut-être même très riche, en tout cas il en a tous les signes extérieurs : vaste appartement dans un immeuble de luxe, voiture de sport allemande flambant neuve. Et puis il a cette assurance (au moins apparente) que donne la conviction d’être l’élu par la fortune. Il est également plus mûr, sans être âgé car la vie se résume encore pour lui aux occasions de s’amuser. Tandis que Jongsu, qui prétend avoir une vocation d’écrivain mais que l’on voit plutôt s’occuper du veau de la ferme paternelle, s’exprime peu et maladroitement. Quant à Haemi, la belle qui fait le lien entre les deux, si elle entend, comme Ben, croquer la vie à belles dents, elle passe un peu trop facilement du rire aux larmes pour ne pas cacher une blessure secrète.
Le film est titré Burning parce que le scénario est inspiré du roman Les Granges brûlées d’Haruki Murakami, lui-même inspiré d’une nouvelle de Faulkner. A défaut de grange, on verra bien s’enflammer une serre couverte de plastique, mais il ne s’agit à ce moment-là, clairement, que d’un rêve, et bien malin qui saura dire s’il y a un véritable incendiaire dans Burning.
Ce film éminemment mystérieux a quelque chose d’envoutant, non pas tant à cause de l’empathie que nous développons à l’égard des personnages mais plutôt à cause de l’incertitude dans laquelle nous sommes en permanence plongés. Et il joue à la perfection le contraste entre les deux mondes – des pauvres et des riches – qui se rencontrent par la fantaisie de Ben. Comme pour Trois visages, seule la fin (ici grandguignolesque) déçoit un peu.
Il y a aussi la photo, les vues de Séoul – quelques lieux, en fait, montrés à plusieurs reprises – qui contrastent avec celles de la ferme, de la campagne (ah, cet arbre couvert de quelques feuilles battu par le vent et la pluie !). Comme pour Trois visages, une grande partie du charme de Burning tient au dépaysement qu’il provoque chez le spectateur occidental.