— Par Selim Lander —
Il faut rendre grâce à Steve Zébina, qui programme les films en V.O. pour Tropiques Atrium, pour son éclectisme qu’il affiche d’ailleurs clairement, avec un intérêt particulier pour le cinéma d’auteur. Grâce à lui, le spectateur martiniquais peut ainsi avoir un bon aperçu sur la filmographie contemporaine dans toute sa diversité, de l’Asie à l’Amérique latine, des films tout public aux films pour happy few. Car il en va du cinéma comme de l’art plastique. Les cinéastes les plus encensés par les spécialistes ne sont pas nécessairement ceux qui ont le plus de succès. Certaines palmes d’or, à Cannes, en font la démonstration évidente : combien de spectateurs enthousiastes pour Oncle Boonmee du grand (?) Apichatpong Weerasethakul ? Et ce n’est qu’un exemple. En ce mois de novembre, S. Zébina a décidé de présenter à la fois un classique du cinéma qui ressort en salles dans une copie rénovée, Les Poings dans les poches de Marco Bellochio (1965) et Les Mille et une nuits de Marco Gomez (2015). Le premier, chef d’œuvre incontesté, le second, un film pour « amateur éclairé », présenté (mais non primé) à la quinzaine des réalisateurs au festival de Cannes. Le rapprochement entre les deux fait encore mieux ressortir, par contraste, la complaisance qui s’est installée aujourd’hui à l’égard d’œuvres totalement dénuées d’intérêt.
Comme la phrase précédente ne saurait manquer de susciter le trouble chez certains lecteurs, nous devons nous expliquer. Au cinéma comme au théâtre, comme en peinture, etc., il existe des critères objectifs qui permettent de juger de la qualité d’une œuvre d’art. La révolution accomplie par l’art dit « contemporain » consiste en ce qu’il prétend le contraire. L’art ne devrait plus se juger au résultat, à l’œuvre, mais à l’intention, à l’auteur donc. « C’est de l’art puisque je suis un artiste ». Il en va ainsi depuis le « geste » de Duchamp qui décide d’exposer un urinoir à l’envers et de le baptiser « Fontaine ». Ce qui n’était au départ qu’une provocation, qu’un gag, est devenu – pour des raisons qui demeurent encore mystérieuses malgré les milliers de pages de glose – l’acte fondateur d’un certain « art contemporain » où règnent le n’importe quoi et le presque rien selon la formule fameuse de Jean Clair. Pour ces artistes autoproclamés, le talent n’est pas nécessaire. En avoir ou pas ? Ils ne se posent pas la question.
On ne raconterait pas tout cela si Miguel Gomez n’était pas l’un de ces artistes autoproclamés et qui, le monde de l’art d’aujourd’hui étant ce qu’il est, a pu accéder à la reconnaissance, jusqu’à une sélection à Cannes. Or si son film n’est pas presque rien, du moins quant à la durée (trois fois 2 heures dix !) il est incontestablement n’importe quoi : pas de scénario reconnaissable mais une suite de séquence décousue ; des séquences elles-mêmes décousues mais qui durent, mais qui durent (il faut tirer six heures trente de film !) sans qu’il se passe rien, ou presque. Si bien que, en dépit de la durée, on rejoint, finalement, le presque rien.
Ici une parenthèse dans la parenthèse s’impose. Le presque rien, le minimalisme, l’épure ne sont pas nécessairement à proscrire. Ils ont même produit quelques chefs d’œuvre. Au cinéma, on peut citer, parmi d’autres, L’Année dernière à Marienbad d’Alain Resnais (d’après Alain Robbe-Grillet). Ce qui rend le « presque rien » insupportable (pour le spectateur non initié aux « mystères » de l’art contemporain, il va sans dire) c’est quand il se cumule au « n’importe quoi ». Dans le cas des Mille et une nuits de Gomez, à l’absence de scénario, à l’étirement insupportable des séquences, s’ajoute un manque absolu de recherche formelle : des comédiens amateurs débitent un texte répétitif dans d’improbables décors (pourtant naturels). Qu’est-qui peut rester d’un film pareil ? Avant que naisse l’inévitable lassitude (nous ne fûmes pas le premier à quitter la salle avant la fin), on se prend à sourire de ce qui fait la seule caractéristique un peu plaisante de l’art du n’importe quoi, à savoir les gags. Il est assez drôle, par exemple, pour évoquer un Portugal ruiné par la crise de 2008, de remplacer les chauffeurs des véhicules officiels par des conducteurs… de chevaux et de chameaux !
Contraste éclatant avec Bellochio, quelqu’un qui sait vraiment à quoi peuvent se servir des acteurs et d’une caméra. Pour mémoire, recensons quelques aspects de son film Les Poings dans les poches : 1) Une situation très forte, celle d’une famille hors norme : père décédé, mère aveugle, le fils aîné chef de famille, deux autres garçons dont l’un épileptique et l’autre demeuré, une fille, la seule à peu près normale avec l’aîné. Ce n’est pas pour rien que les habitants de la ville voisine appellent la demeure de la famille « la villa des fous ». 2) Un scénario coupé au cordeau qui ménage sans arrêt des surprises et distille une certaine angoisse. 3) un parti esthétique affirmé avec le choix du noir et blanc, des plans moyens sur deux personnages, des vues récurrentes sur le paysage enneigé faisant face à la villa. 4) des scènes incongrues (autour du cercueil de la mère morte, par exemple). Le choix d’un comédien principal (le jeune homme aux poings serrés) impressionnant, capable de tout jouer, la tendresse, la jalousie, la colère, les doutes, la folie (très rationnelle au demeurant) 5) Une direction d’acteurs magistrale jusque dans les seconds rôles. 6) Tant de scènes marquantes qu’on renonce à les énumérer. Il faut tout cela pour mettre le spectateur dans un état de jubilation constante (nonobstant la légère angoisse évoquée plus haut).
Eh non ! de même qu’il ne suffit pas d’assembler trois bouts de ferraille pour faire une statue, il ne suffit pas d’avoir envie de faire du cinéma et de rameuter quelques copains complaisants pour faire un film.