« – Ce que nos ancêtres n’ont pas su faire, faisons-le maintenant ! D’un geste rapide, Marijosé Alie écarte sa jolie mèche blanche et dévoile un regard d’exécution. Ses yeux sont deux balles de fusil pointées sur moi. Elle insiste.
– Le silence ne fait qu’enfler les fantasmes. Ça va péter ! Il est temps de parler, il est temps de s’écouter, de se réconcilier.
– Ah bon ? Nous sommes fâchés ? »
« Chronique d’un dialogue difficile » relate les coulisses d’un projet inédit de dialogue collectif, où s’entrechoquent mille représentations, autant de volontés que de blocages, autant de non-dits que de contradictions idéologiques… Un dialogue compliqué entre les différentes communautés qui composent la société martiniquaise, reflet aussi d’un monde qui se polarise de plus en plus. Ce texte souligne les ambiguïtés et les difficultés quand il s’agit de rompre le silence qui perdure depuis l’abolition de l’esclavage en 1848.
L’AUTEUR : Emmanuel de Reynal
Emmanuel de Reynal est un acteur engagé dans la vie sociale et associative de la Martinique. Il est l’auteur de « Ubuntu, ce que je suis » aux éditions l’Harmattan (2020), de « Recta Linea » (2021), de « Une Minute » (2021) et de « Ti-Prince » (2022) aux éditions du Panthéon. Avec Steve Fola Gadet, il écrit « Dialogue improbable » publié chez Caraïbéditions en 2022. Son dernier roman, intitulé « Le passeur de rimes » paraît aux éditions L’Harmattan en 2023.
AVIS DE L’ÉDITEUR
Dans cet essai captivant, Emmanuel de Reynal nous projette au cœur du dialogue. L’ouvrage met en lumière les défis inhérents aux intrications complexes martiniquaises.
Extrait :
Une de nos armes les plus puissantes est le dialogue.
Proverbe africain
Le dialogue est l’arme des forts et non des faibles,
c’est l’arme de ceux qui font passer leurs problèmes
généraux avant les problèmes particuliers,
avant les questions d’amour-propre.
Félix Houphouët-Boigny
Dans la recherche de la paix, de la vraie paix, de la paix juste
et durable, on ne doit pas hésiter un seul instant, à consentir, avec obstination au dialogue.
Félix Houphouët-Boigny
— Ce que nos ancêtres n’ont pas su faire, faisons-le maintenant !
D’un geste rapide, Marijosé Alie écarte sa jolie mèche blanche et dévoile un regard d’exécution. Ses yeux sont deux balles de fusil pointées sur moi. Elle insiste.
— Le silence ne fait qu’enfler les fantasmes. Ça va péter ! Il est temps de parler, il est temps de s’écouter, de se réconcilier.
— Ah bon ? Nous sommes fâchés ?
À l’entendre, nous sommes au bord de la guerre civile. Les couteaux sont tirés, coincés entre les dents, prêts à planter les ventres. Le peuple noir fourbit ses armes pour défendre ses couleurs. Il veut sa revanche. 1848 n’a pas fermé les plantations. La structure sociale est toujours la même. La départementalisation de 1946 n’a pas soldé les injustices de l’histoire. Le pouvoir économique est toujours entre les mêmes mains. Les répressions policières perdurent. Jusqu’en 1974, elles tuaient encore. Le joug colonial continue d’oppresser, d’empoisonner, d’imposer ses inoculations suspectes. Aujourd’hui, plus rien ne fonctionne correctement : ni l’eau, ni les transports, ni la gestion des déchets… On ne voit plus que ce qui ne va pas. On efface tout le reste. Le verre est toujours à moitié vide ! On s’installe dans la souffrance et on désigne des coupables. Peu importe l’aveuglement, on prépare le grand soir ! Mais Marijo fait-elle la part entre les réalités et les ressentis ? Voit-elle le même pays que moi ? Celui des progrès fulgurants, des épidémies vaincues, des succès humains, des classes montantes ? Voit-elle tous ces rattrapages d’après-guerre, les grandes infrastructures, les réseaux routiers, l’accès à l’eau potable, les soins gratuits, le fleurissement des écoles, l’épanouissement des cultures ? Voit-elle la Martinique qui avance, qui espère, qui gagne ? Voit-elle tous ces talents qui rayonnent, ces cœurs généreux qui portent mille projets, ces sourires complices ? Voit-elle aussi ces bras ouverts, ces gestes solidaires, ces partages créoles ? Et les punchs que l’on sert, et les plats que l’on sort ? Voit-elle tous ces liens cachés ? Ces « sieudam bonjou », ces « mési anpil », ces « à demain si Dieu veut » ? Voit-elle la Martinique des ponts, des passerelles, des lyannaj ? Non. À cette heure, l’œil de Marijo est rivé sur une tout autre Martinique, celle des murs !
Qui ne connaît pas Marijosé Alie ? Qui n’a pas vibré un jour sur ses violons de Karésé mwen ? Qui n’a pas frémi devant son regard cathodique, ses mots indignés, son doigt pointé ? Diva résolue des écrans, journaliste engagée, chanteuse à succès, romancière à ses heures, artiste aux talents multiples, martiniquaise jusqu’au bout des ongles, Marijo est de celles dont la voix porte haut. Elle habite nos petites lucarnes, rythme nos étreintes, éveille nos sens, réveille Césaire, bouscule nos pensées convenues. Elle cumule toutes les vies qu’aucune routine n’a jamais su contaminer. Toujours en mouvement, toujours en projet, rien ne résiste à son énergie solaire. Marijosé est de ces femmes qui, d’une manière ou d’une autre, irradient nos jours.
Ma première rencontre avec elle remonte à Paris, dans une brasserie autour d’un thé. C’était en novembre, juste avant le premier confinement. Le virus était encore d’un autre monde. Il s’apprêtait à frapper aux lointaines portes de l’Est et personne ici ne craignait sa venue. Qui pouvait imaginer qu’un jour, la crise put devenir sanitaire ? Pour l’heure, la grisaille d’automne remontait nos cols et voûtait nos épaules. Une pluie mesquine emplissait l’air, sans vraiment tomber. Elle nous enveloppait de son voile humide, comme suspendue. Sur les ronds-points, on se réchauffait dans des gilets jaunes et on chantait ses désaccords. Rengaine tant de fois scandée, tant de fois hurlée. La France ne serait plus la France sans son souffle de révolte.
J’étais venu m’entretenir avec Marijosé des tensions qui bousculaient la Martinique, son pays, le mien. J’étais venu lui livrer ce que j’avais sur le cœur, mes peurs et mes doutes. Je craignais ces illusions de malheur qui noircissaient le tableau, convaincu, comme Sylvain Tesson, que nous vivions dans un paradis peuplé de gens qui se croient en enfer. Oui. Une fois encore s’enflammait la fièvre des rues en une désespérante crise cyclique. J’étais venu comprendre. J’étais venu l’entendre aussi, avec la timidité d’un petit garçon face à une étoile. Outre-Atlantique, à huit mille kilomètres de là, le fier d’Esnambuc, la belle Joséphine et le glorieux Schœlcher venaient d’être pulvérisés à grands coups de marteau. Les quatre serpents étaient chassés des pavillons. Jouanacaera, l’île aux iguanes, perdait ses reptiles arawaks, ceux-là mêmes que la marine française emprunta naguère. On les traquait jusque dans les distilleries, on les enlevait des souvenirs. Effacés des regards et des mémoires, victimes d’un passé amputé que l’on rêve désormais…
Date de publication : 05/09/2023
Dimensions : 13,3 x 20,3 mm
Nombre de pages : 72
Collection : Essai
ISBN : 978-2-7547-6676-0