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— Par Marie Sauvion et Guillemette Odicino, de Télérama —
Christopher Nolan : Son dernier film, “Tenet”, est en salles depuis le 26 août et constitue l’évènement majeur de cette fin d’été dans le monde du cinéma. Cependant, les interrogations demeurent : le cinéaste-démiurge a-t-il vraiment révolutionné les blockbusters ou n’est-il qu’un Steven Spielberg au (tout) petit pied ? Ça se discute…
Marie Sauvion : Du grand spectacle inventif…
Christopher Nolan n’est pas un homme facile : ses films ne se donnent pas au premier rendez-vous. Tenet, en salles depuis le 26 août, ne déroge pas qui, pour les uns, suscite illico l’envie de le revoir « mieux », tandis qu’il en décourage d’autres avant même la fin de la première projection. De fait, ce blockbuster messianique, « cantique des quantiques » censé sauver rien de moins que le cinéma mondial, est du genre qui fait regretter d’avoir séché la physique au lycée. Comme si Nolan avait conçu son film d’espionnage en forme de palindrome à l’intention d’une secte de geeks. Quand on ne s’appelle pas Stephen Hawking, deux options s’offrent alors devant ce grand spectacle quasi abstrait : s’amuser d’en prendre plein les mirettes ou s’agacer d’y comprendre des clopinettes.
Pour la défense du cinéaste anglais, reconnaissons-lui d’emblée cet immense talent : produire du jamais-vu. Ça n’a l’air de rien, ou plutôt ça a l’air d’aller de soi, mais ça mérite de s’y arrêter. S’il échouait à traduire vraiment la logique (ou l’illogique) du rêve dans Inception (2010), impossible pourtant d’oublier ces images folles de ville molle, d’immeubles tordus, de couloirs sens dessus dessous. Et les explorations d’Interstellar (2014) ? D’iceberg en tsunami, les planètes imaginées par Nolan restent parmi les plus fascinantes du genre spatial. Tenet, lui, suscite carrément un trouble sensoriel : on peine à analyser les informations visuelles ! Dans un même cadre, une action se déroule à l’endroit, à toute berzingue évidemment, et une autre, simultanément mais à l’envers, en remontant le temps. Bref, il faut le voir pour (ne pas forcément) comprendre, et ça n’arrive pas si souvent avec les blockbusters.
À l’heure des franchises à destination d’un public jeune ou familial, cet homme puissant s’obstine à faire des films pour adultes. Des films pas drôles, pas ricanants, sans clins d’œil pop ou complice. Dans sa trilogie, Batman – chevalier über dark – charrie des tonnes de désespoir – de quoi intriguer même un(e) allergique aux comics, pour qui le Joker incarné par Heath Ledger dans The Dark Knight (2008) reste un choc inégalé. Créateur sans autre limite que son désir, Nolan engage Tom Hardy dans Dunkerque (2017) pour le laisser… masqué tout du long, méconnaissable au manche à balai de son avion de chasse. Il y a une démesure fascinante dans son travail, qui le conduit par exemple à détruire un Boeing 747 dans une séquence de casse d’anthologie de Tenet. Parce qu’il n’y a rien de tel que d’imprimer un vrai accident d’avion sur de la vraie pellicule.
Boudé des grands prix internationaux, Nolan se voit accusé d’être un virtuose obsessionnel mais lourdaud, 100 % cerveau, 0 % cœur. De n’avoir ni le génie de Kubrick – et même pas son humour, faute d’un Docteur Folamour ! –, ni l’humanisme de Spielberg. De faire de ses personnages des marionnettes désincarnées, utiles et dispensables à la fois. C’est oublier Memento (2000) et le chagrin inconsolable, et moteur, de son veuf amnésique et vengeur. C’est négliger l’émotion simple, touchante, de Dunkerque et de sa famille de civils traversant la Manche pour secourir une poignée de soldats. C’est passer à côté d’Interstellar, surtout, son meilleur film à ce jour, odyssée conceptuelle métissée de mélo assumé. Ou comment passer par un trou noir pour arriver à une évidence baignée de larmes : personne ne veut survivre à ses enfants.
Le héros de Tenet (John David Washington) n’a pas de vie privée, pas d’histoire, pas même de nom. Il est une essence d’espion, réduit à sa mission. Pourtant, au-delà de l’abstraction et de la grande, de l’unique question nolanienne – le temps, personnage à part entière de sa filmographie –, il y a de l’humain, dans le film. Et il est frappant, sans mauvais jeu de mots, que le super-méchant, fort bien interprété par Kenneth Branagh, s’affaire à détruire tout à la fois l’humanité et sa propre épouse (Elizabeth Debicki). La menace féminicide occupe une place centrale dans le scénario, mine de rien, et si la belle a des jambes de deux mètres, elle ne s’en sert pas pour vamper un protagoniste qui change agréablement du vieux modèle 007.
On ne convaincra pas les anti-Nolan acharnés. Disons seulement qu’il tient, de film en film, une promesse faite dans Le Prestige (2006) : tout est à l’écran, il suffit de ne pas le quitter des yeux. Si mystère il y a, la clé se cache dans l’image. Le jeu, c’est de la chercher.
Guillemette Odicino : … ou un cinéma prétentieux et creux ?
Depuis la sortie du dernier bébé conceptuel de Christopher Nolan fleurissent sur la Toile bon nombre d’articles ou de blogs dont les titres peuvent se résumer à un seul et unique : « Vous n’avez pas tout compris dans Tenet ? » Puis de tenter d’expliquer (en se réjouissant d’échouer) ce nouveau joujou de super luxe dont le titre, déjà, se veut mystérieux puisqu’en forme de palindrome… indéchiffrable. Ainsi, Nolan assure à son nouveau film d’obtenir son cachet d’auteur et pas seulement – quelle horreur – le simple et plaisant label de gros blockbuster d’espionnage.
Ce n’est pas la première fois qu’un film du « génie de Hollywood » réclame un mode d’emploi : si quelqu’un est réellement capable de nous expliquer Inception qu’il lève le doigt… La fascination qu’exerce le cinéma de Christopher est donc paradoxale, et disons-le, agaçante : plus il nous regarde de haut, plus on se sent intelligent…
Repartons en arrière dans sa carrière (un flash-back tout bête et intelligible, toutes nos excuses à Christopher). Dans Memento, le cinéaste nous prenait à rebours, il fallait s’accrocher, mais on aimait qu’il fasse le malin, à la manière d’un Steven Soderbergh, le clin d’œil complice en moins. Il allait mûrir et n’aurait plus besoin de nous prendre à rebrousse-poil pour nous captiver. On le crut, un moment, grâce au classicisme assumé d’Insomnia, et au noir réalisme de The Dark Knight. Puis vint Inception : « Mais la toupie, ça se voit qu’elle va s’arrêter je te dis ! – Non, il est dans un rêve, c’est sûr. » Cette fin totalement hermétique ne justifiait en rien les moyens. Dans Tenet, les dialogues sont du même acabit : « Le renversement du temps, ça veut dire que nous ne sommes pas ici maintenant, mais que ça n’est jamais arrivé ? » Certes.
La science-fiction d’Inception reposait sur la notion de « rêve partagé ». Mais, justement, il ne se partageait pas, offrant plutôt le désagréable sentiment de regarder un premier de la classe résolvant un Rubik’s cube quand, soi-même, on peine déjà à n’en réussir qu’un seul côté. Le cinéma, par définition, étant un rêve partageable, Inception créait, en fait, deux camps ennemis, ceux « qui avaient compris » (ou faisaient mine) et les crétins qui avaient renoncé, violemment nostalgiques des boîtes et des clés nettement plus voluptueuses d’un David Lynch.
Si la cinéphilie de Christopher Nolan est indiscutable, le cinéaste semble définitivement coincé dans une faille spatiale entre deux « pères » contraires : Stanley Kubrick et Steven Spielberg. Pour se rapprocher du premier, il confond la pure folie créative avec la cérébralité ultra-conceptuelle. Pour ce qui est de Spielberg, fiston se démène pour raconter des histoires toujours plus alambiquées que « papa ». Le Prestige s’impose comme la clé de cette ambition : l’histoire de la concurrence entre deux illusionnistes, le plus orgueilleux des deux (Christian Bale) prétendant : « Un vrai magicien essaye de faire du neuf pour estomaquer ses concurrents. » À un enfant, il explique : « Le secret n’impressionne personne, c’est le tour qu’il te permet de faire qui compte. » Dommage : Nolan n’a pas encore réussi à se dégager des chaînes du secret, quand Spielberg, lui, a toujours su privilégier le « tour », avec une confiance magique dans une fiction génératrice d’empathie et de plaisir.
Car il est là, le pire défaut du fils prodigue : l’oubli du plaisir humble mais noble de l’entertainment. Et incarné. À de rares exceptions (Heath Ledger en Joker dans The Dark Knight, Hugh Jackman dans Le Prestige, Robin Williams dans Insomnia), les films de Nolan ne brillent pas par leur direction d’acteurs, quand Spielberg sait, par exemple, offrir une nouvelle chair, à chaque fois, à son acteur fétiche, Tom Hanks. De Christian Bale, révélé à 13 ans, par Spielberg, dans le premier rôle, si fragile, si résistant, si dynamique, de L’Empire du soleil, Nolan, lui, a fait un Batman sans expression, corseté dans le latex et l’incommunicabilité. Un concept de superhéros bien plus qu’un homme. Avec Tenet, il cesse même de faire semblant d’être attaché à ses personnages autrement qu’à des marionnettes de son espace mental : le héros incarné par John David Washington, privé de nom, est juste « le Protagoniste ».
Vers quel univers nous mène le cinéma de Christopher Nolan, si apparemment plein, mais étrangement vain ? On veut croire que Steven Spielberg, lui-même, a répondu, avec un message… crypté. Dans Ready Player One (2018), objet de pur plaisir communicatif où le « vieux » cinéaste s’amusait à citer sa propre filmographie de divertissement, un monde virtuel au nom merveilleux (l’Oasis), créé par un geek fou et délicieux, est menacé par une grosse société « innovante ». Qui est à sa tête, prêt à tout pour prendre le contrôle de cet Oasis et le vider de son âme d’enfant ? Un certain Sorrento. Prénom : Nolan.
Aux dernières nouvelles, sur France Inter : À l’issue de son premier week-end d’exploitation, le film « Tenet » de Christopher Nolan, sorti mercredi, a attiré plus de 800 000 spectateurs en France. Projeté dans 678 cinémas dans le pays, le film, pas encore sorti aux États-Unis, est vu comme le sauveur potentiel de l’industrie cinématographique cet été.