Par Valérie Duponchell
INTERVIEW – Pour la polémiste Christine Sourgins, historienne et médiéviste, l’anticonformisme de l’artiste est devenu conformisme.
L’auteur du pamphlet de Les Mirages de l’art contemporain(La Table ronde) rappelle que dès 1962, l’artiste s’indignait lui-même de la récupération dont il était l’objet.
LE FIGARO. – Pourquoi parlez-vous de la trahison de Marcel Duchamp?
Christine SOURGINS. -Duchamp est incontestablement devenu «le pape de l’art contemporain», celui dont se réclament peu ou prou les artistes qui dominent le marché. Cependant tous ces héritiers, fers de lance d’un art contemporain officiel et financier, ont trahi Duchamp, qui, lui, n’avait pas le pouvoir et cultivait sa marginalité. Dès 1962, Duchamp s’indignait de la récupération dont il était l’objet: «Je leur ai jeté le porte-bouteilles et l’urinoir à la tête comme une provocation et voilà qu’ils en admirent la beauté», lit-on dans sa Lettre à Hans Richter en novembre 1962. Duchamp trouva «emmerdatoire» une manifestation de BMPT (nom du groupe formé par Daniel Buren, Olivier Mosset, Michel Parmentier et Niele Toroni entre 1966 et 1967, NDLR), aux Arts déco en 1967: ces jeunes se prenaient trop au sérieux à son goût. Il prêchait la retenue dans la production de «ready-made» ; lui-même en réalisa peu. Or, aujourd’hui, détournements et ready-made foisonnent et sont devenus un académisme difficilement critiquable puisque ce non-conformisme est devenu conformisme. Enfin, Duchamp a peu commercialisé ses œuvres alors que ses pratiques conceptuelles sont détournées aujourd’hui par la finance.
Rejetez-vous en bloc son héritage artistique?
Son principal héritage est d’avoir légué une deuxième définition de l’art qui est devenue hégémonique: le ready-made. En 1913, Duchamp l’inaugure avec la Roue de bicyclette mais le ready-made fondateur de l’art contemporain dominant est la Fontaine de 1917. Cet urinoir cumule les principales caractéristiques de l’art contemporain dominant, que je distingue de l’art pratiqué par les artistes vivants, pas tous «duchampiens». L’urinoir réunit tous les critères qui ont la cote: détournement, provocation, inversion, insistance sur l’exécration, stratégie de mise en scène et de communication – Duchamp se cachant derrière un pseudonyme.
Quelle place donnez-vous à cet inventeur de l’art conceptuel?
Personnellement, je n’ai ni répulsion ni fascination pour Duchamp. Je dirais: Marcel Duchamp… pourquoi pas? Je le prends comme un maillon d’une chaîne historique qui se rattache aux Arts incohérents du XIXe siècle, à Alphonse Allais, à toute une tradition de blagues et d’ironie critique, voire à la fête des fous. Il y a là une tradition occidentale qui me paraît fort intéressante, parce qu’elle représente un contre-pouvoir. Tout bascule quand les contestataires sont instrumentalisés par le pouvoir qu’ils font alors mine de critiquer.
Par Valérie Duponchelle
Grand reporter service Culture,
e Publié le 15/02/2013 Lefigaro.fr