Honteux procès en "francité"
— Par Jean-Loup Amselle, anthropologue —
Les reproches faits récemment par la droite et l’extrême droite à Christiane Taubira, garde des sceaux, de ne pas avoir chanté La Marseillaise lors de la commémoration de l’abolition de l’esclavage le 10 mai, renvoient à un vieux débat sur le récit national.
A la lumière de cette controverse, il apparaît que ce qui est reproché à notre garde des sceaux, c’est à la fois d’avoir fracturé le récit national en ayant œuvré en faveur de l’édiction d’une loi mémorielle sur l’esclavage, et donc d’avoir mis en exergue l’existence d’un sous-groupe de descendants d’esclaves au sein de la République française. Celle-ci, conçue comme une et indivisible, n’admet en effet en son sein que des citoyens vus comme des individus identiques. La ministre a en outre aggravé son cas en omettant d’entonner l’hymne national, en assimilant cette pratique à du » karaoké d’estrade » et en avouant qu’elle n’en connaissait pas toutes les paroles. A la différence de Benoît Hamon, notre ministre de l’éducation nationale, qui avoue lui aussi ne pas avoir chanté La Marseillaise à cette occasion, Christiane Taubira est donc dans le viseur de la droite et de l’extrême droite, qui la suspectent à double titre de ne pas être pleinement française.
D’abord parce qu’elle divise le corps national en ravivant de vieilles blessures et en favorisant l’auto-culpabilisation. Ensuite parce qu’elle refuse de célébrer l’unité nationale à travers le chant de son hymne. Si l’on comprend bien les reproches qui lui sont adressés, Christiane Taubira, parce qu’elle est » noire » serait tenue, plus que d’autres citoyens ( » blancs « ) de prouver son identité de Française. N’étant pas une Française de souche, mais une » allogène » issue de l’outre-mer (la Guyane), elle serait tenue de donner des gages de son allégeance à la mère patrie.
Il existe donc, au sein de la droite et de l’extrême droite, une suspicion de nationalité la concernant. Et cela renvoie plus anciennement aux attaques de Jean-Marie Le Pen contre certains footballeurs de l’équipe de France, coupables à ses yeux de ne pas connaître les paroles de La Marseillaise, ou encore contre des supporteurs de siffler le drapeau français dans les stades, voire de brandir le drapeau algérien.
Derrière cette suspicion de non-francité, il y a donc celle de non-fidélité au drapeau français et à l’hymne national, voire de double allégeance. Parce que Christiane Taubira ou les footballeurs » blacks » et » beurs » de l’équipe de France ne sont pas des Français de souche, des » Blancs « , ils sont jugés incapables de représenter le peuple français au gouvernement ou dans des compétitions internationales.
La francité est donc une qualité d’essence qui ne s’acquiert pas, de sorte que l’on est français de toute éternité et qu’on ne saurait le devenir. Par là est affirmée la primauté du jus sanguinis ( » le droit du sang « ) sur le jus soli qui est depuis toujours au fondement de la République. Les Français sont ainsi conçus comme un groupe de descendance homogène dont l’ancêtre commun remonterait à plusieurs dizaines de générations (Clovis ?) sans qu’aucun élément allogène puisse parvenir à troubler cette belle ordonnance.
Dans cette France » blonde Marine « , il ne saurait y avoir de place pour des corps étrangers, assimilés à des microbes et devant, de ce fait, être expulsés du corps national, jugé sain. L’extranéité de Christiane Taubira ou des footballeurs » blacks » et » beurs » est donc une extranéité de proximité, celle qui est la plus dangereuse car la plus insidieuse. Elle renvoie à une citoyenneté à deux vitesses, celle des citoyens de plein droit parce que Blancs et chrétiens et ceux d’adoption parce que non-Blancs et non-chrétiens.
Dans cette optique, la République française perd son attribut d’universalité, d’une part parce qu’elle est liée à une couleur, d’autre part à une religion. Elle permet, en jouant sur l’opposition de couleur Blanc/non-Blanc, chrétien/non chrétien, de laisser libre cours au racisme et à l’antisémitisme.
Jean-Loup Amselle. Anthropologue, auteur de » L’Ethnicisation de la France « , Lignes, 2011