— Par Natacha Polony —
Quelqu’un a-t-il déjà entendu Christiane Taubira prononcer autre chose que quelques poncifs sur les inégalités sociales ? Peu importe. Les plus anciens se souviendront peut-être qu’en 1993 la grande figure de gauche avait, en tant que députée, voté le budget Balladur, un des plus libéraux qui soient…
On peut être de gauche, théoriser la nécessité de faire prévaloir les enjeux collectifs sur les destins individuels, et n’en être pas moins ravi d’apparaître en sauveur, en deus ex machina, capable par sa seule apparition de sortir du marasme un camp politique en décomposition. Christiane Taubira est à l’abri d’un excès d’humilité, qui lui ferait douter de ses capacités à rebattre les cartes dans cette campagne présidentielle. Et si sa première expérience en la matière, en 2002, laisse un cuisant souvenir, c’est à cause de ces méchantes langues qui lui reprochent d’avoir alors fait perdre Lionel Jospin. Reproche indigne, bien sûr, et qui ne s’explique pas par le fait qu’elle était députée, membre de la majorité, et n’avait pas une once de divergence idéologique avec l’intéressé, mais uniquement par le fait qu’elle est femme et noire. Le monde est injuste.
Il y a pourtant quelque chose de profondément significatif dans cette béatification d’un personnage politique que ses chantres eux-mêmes seraient bien incapables de qualifier autrement que de « grande figure de gauche », et même de préciser ce qu’ils entendent par là. En ce sens, Christiane Taubira n’est rien d’autre qu’une des formes de la décomposition de la gauche sous l’effet de quarante ans de néolibéralisme et de destruction de l’universalisme républicain.
Sait-on ce qu’elle pense de la désindustrialisation, du déséquilibre de la balance commerciale, de la fragilisation des classes moyennes, de la désertification des territoires ? Quelqu’un l’a-t-il déjà entendue prononcer autre chose que quelques poncifs sur les inégalités sociales ? Peu importe. Les plus anciens se souviendront peut-être qu’en 1993 la grande figure de gauche était hébergée par le Parti radical, aux côtés de Bernard Tapie, et qu’elle avait, en tant que députée, voté le budget Balladur, un des plus libéraux qui soient. Mais on a bien compris que ces questions vulgaires de grands arbitrages économiques n’intéressent pas les organisateurs de la descente du mont Olympe à laquelle nous sommes conviés.
« La gauche réduite au progressisme sociétal, n’est-ce pas la cause de l’actuel étiage du Parti socialiste, des Verts, et même de La France insoumise, depuis que Jean-Luc Mélenchon a troqué son populisme républicain de 2017 contre un clientélisme peu discret ? »
Certes, la grande dame a des lettres. Et c’est désormais en soi un argument politique que d’être capable de citer quelques poètes, tant la compétence est rare. Jean-Luc Mélenchon comme Éric Zemmour doivent une part non négligeable de leur succès au fait d’avoir lu quelques livres quand la majorité des élus n’ont pour référence que les séries Netflix. Mais savoir citer Paul Éluard ou Aimé Césaire ne fait pas une politique. Encore moins une politique de gauche. Et l’on comprend rapidement que la gauche Taubira n’est rien d’autre que la gauche réduite à sa plus simple expression : le mariage pour tous. De même que le mitterrandisme a pu tout trahir à partir de 1983, mais brandir face à quiconque s’interrogeait l’abolition de la peine de mort comme victoire justifiant à peu près tout, et en particulier l’abandon des classes populaires et le ralliement au marché, de même le mariage pour tous, pour la génération suivante, sert de bilan face au triomphe du capitalisme financier et à la dérégulation du marché du travail.
Se croire de gauche
Si l’on y ajoute les lois mémorielles, étendard de ceux pour qui la gauche doit désormais se limiter à une lutte contre les discriminations dans sa dimension identitaire et victimaire, on obtient le portrait de cette gauche morale qui tient le haut du pavé médiatique depuis maintenant quelques décennies. Du coup, on s’interroge. La gauche réduite au progressisme sociétal, n’est-ce pas la cause de l’actuel étiage du Parti socialiste, des Verts, et même de La France insoumise, depuis que Jean-Luc Mélenchon a troqué son populisme républicain de 2017 contre un clientélisme peu discret et des envolées sur la « guerre » qui serait faite « aux musulmans » ?
Une tentative de définition s’impose. Si quelque chose comme la gauche existe, il faut le chercher du côté de…
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