— Par Selim Lander
« Et je dis que la vie est ténèbre, en effet, sans un désir ardent.
Et tout désir ardent est aveugle, s’il n’y a pas connaissance.
Et toute connaissance est vaine, s’il n’y a pas travail.
Et tout travail est vide, s’il n’y a pas amour ;
et lorsque vous travaillez avec amour, vous liez vous-même à vous-même, et aux uns et aux autres, et à Dieu.»
Khalil Gibran, Le Prophète.
Tel est le texte qu’Amel Aïdoudi a choisi de travailler pour le porter sur les planches, un texte intemporel, un succès mondial. Sur le fond les poèmes en forme d’aphorismes ne sont souvent que des évidences, des préceptes convenus pour une « vie bonne », c’est-à-dire ordonnée par la sagesse (cf. Aristote in Éthique à Nicomaque). Mais, d’une part, s’il s’agit de banalités elles sont toujours bonnes à entendre par la plupart d’entre nous qui passons notre (brève) existence le nez dans le guidon, en écartant surtout tout ce qui pourrait nous ramener à l’essentiel. Et, d’autre part, même si ces aphorismes peuvent apparaître à certains banals et sans intérêt, ils sont transcendés par la poésie. Est-il nécessaire de rappeler que les meilleurs poèmes peuvent raconter des choses parfaitement triviales (« Mignonne allons voir si la rose », etc.) ?
Tout cela pour dire qu’Amel Aïdoudi a bien fait de choisir ce texte et de nous l’apporter, après tant d’années où elle nous avait abandonnés (quittés en tout cas) pour aller s’installer ailleurs, loin, trop loin. Elle est partie jeune femme et nous revient femme mûre, pourtant la transformation ne se remarque qu’à peu de choses : un peu moins de folie dans le jeu mais l’allure demeure juvénile et la « présence » sur les planches demeure intacte.
Le texte est en français, parfois en arabe et dans ces cas-là il est dit de préférence par la partenaire d’Amel, Rim Laredj, également musicienne, qui chante en outre ses propres psaumes et qui consacrera une partie de temps de la pièce à dessiner sur une bande de papier des motifs ressemblant aux calligraphies arabes, laquelle bande une fois achevée sera soulevée pour apparaître à la verticale, ajoutant ainsi un deuxième élément au décor limité jusque là une chaise et complété par quelques discrètes vidéos.
Tandis que Rim Laredj reste vêtue d’un long vêtement noir à la mode orientale, Amel Aïdoudi apparaît vêtue d’une courte robe panthère qu’elle couvrira d’une veste de couleur noire pour s’en débarrasser plus tard en même temps que de la coiffe qui dissimulait jusque-là son abondante chevelure. Qui a vu Amel sur scène pendant ses jeunes années dans les mises en scène de José Exelis se souvient fatalement de ces cheveux. Quand on dit qu’elle a (un peu) perdu de sa folie, c’est en particulier en pensant à la manière dont elle jouait alors de (et avec) sa « crinière ». Ce qu’elle fait donc toujours mais plus sagement.
Comme est sobre sa mise en scène. D’abord couchée en fond de scène, elle est rejointe par la musicienne récitante qui l’aide à se relever. Alternent ensuite les morceaux de déclamation entrecoupés par des duos en arabe, chantés ou parlés et scandés par les brèves disparitions d’Amel qui sort et rentre sans motif apparent (?). Ces disparitions ajoutent quelque chose à la mise en scène sans qu’on sache très bien quoi. Le rouleau de papier est déroulé, Amel jette dessus de l’encre successivement de trois couleurs tout en poursuivant son texte pendant que sa partenaire, munie d’un pinceau y dessine des arabesques. C’est quand le rouleau terminé est hissé pour que le public puisse le contempler que la comédienne enlève sa veste et ses lourdes bottines et réapparaît dans sa petite robe et pieds nus. Commence alors le troisième et dernier temps de la pièce.
Un beau texte, une belle interprète qui se donne à fond, comment espérer mieux ? Disons simplement que se donner « à fond » n’est pas la même chose que « tout donner ». Nous savons qu’Amel Aïdoudi est capable d’encore plus. Est-ce parce qu’elle s’est elle-même mise en scène ? Est-ce parce qu’elle a jugé que le texte de Khalil Gibran imposait une sorte de sobriété ? Est-ce tout bêtement parce que nous avons assisté à une première et que la comédienne n’était pas encore totalement sûre d’elle ? Est-ce l’émotion particulière de se retrouver devant le public martiniquais, sur la scène du Théâtre Municipal où elle a si souvent interprété des rôles magnifiques ? (« Vous m’avez manqué » a-t-elle dit au public au moment des saluts). Cela fait beaucoup d’interrogations mais qui n’occultent pas l’essentiel, à savoir ce spectacle magnifique et émouvant.
Chorus, m.e.s. Amel Aïdoudi, textes de Khalil Gibran (Le Prophète) et Rim Laredj (Psaumes), avec Amel Aïdoudi et Rim Laredj. Festival de Fort-de-France, 18-19 juillet 2024.