— Par Janine Bailly —
Le rideau s’ouvre, l’actrice nous donne le dos, vêtue d’une simple nuisette bleue, comme crucifiée au demi-mur blanc qui partage le plateau. Comme attachée sur l’ombre d’une croix. Le ton est d’emblée donné, c’est un chemin bordé d’épines qu’il va falloir suivre. Au bout duquel, si on ne trouve pas « un jardin de roses », on pourra se satisfaire « d’un jardin de géraniums ». Un chemin corporel et spirituel en même temps. Dans Nathalie Mann, on verra et entendra, pour dire la vie de celle qui a acquis si chèrement sa nouvelle identité, ce couple infernal Thierry/Mathilde qui pendant plus de cinquante années a déchiré l’âme et faussé l’être au monde de Thierry Daudet. Lui donnant le sentiment de n’être pas lui-même, mais seulement ce que la société, ce que la famille, ce que l’église — n’a-t-on pas un jour conduit le garçon à l’exorciste de Notre-Dame ? — avaient « gravé sur sa carte-mère ». Lui laissant l’impression de n’avoir vécu qu’en déséquilibre, « sur la crête ».
Ce monologue lourd à porter sans doute, on ne peut le jouer et l’adresser à une salle peu habituée à ce que sur la scène ce sujet responsable de tant de vaines controverses soit abordé, qu’après l’avoir mûri en soi, l’avoir somme toute digéré, et se montrer capable de le restituer avec conviction, sans fausse pudeur mais aussi sans inutile exhibitionnisme. Ce que réussit la comédienne, pour moi émouvante, dans les forces protéiformes de son corps et de sa voix, en dépit du fait qu’elle vienne peut-être trop chercher, trop solliciter son public, sans lui laisser le temps de faire son propre cheminement intérieur, en appelant plutôt à sa trop immédiate compassion… Me vient le souvenir de Fanny Ardent, héroïne en 2017 du film « Lola Pater » de Nadir Moknèche, et de la performance semblable qu’elle y réalisait.
Il est donc ici question de « dysphorie de genre ». Mathilde dans son corps d’homme, Thierry habité par sa figure féminine nous disent cette détresse et cette immense souffrance nées du décalage entre une identité de genre — « qui se réfère au genre auquel une personne a le ressenti profond d’appartenir » — et un sexe qui leur a été assigné à la naissance. Mais nul besoin ici de théoriser, il s’agit bien d’une expérience intime et personnelle à retranscrire à partir de l’autobiographie écrite, même si l’exemple singulier peut prendre valeur universelle, la question étant finalement la recherche d’une identité véritable, d’une liberté assumée, d’une vérité à oser mettre au jour, toutes questions qui sont bien inscrites en chacun d’entre nous.
Au centre de la dramaturgie retenue, il y aura le temps. Souvent les années seront comptées. Et sur le fond de scène s’est affiché le compte à rebours, ces dix heures qui vont s’égrener avant que n’ait lieu l’opération, libératrice, seconde naissance si longtemps retardée, qui laissera enfin éclore celle que Thierry « cachait avec honte », ne la laissant sortir de lui que fugacement. Car le dilemme est bien là, ancré dès l’enfance, entre le désir de tuer celle en soi qui tantôt fait de la vie un enfer, tantôt apporte la plénitude. Celle que l’on accuse aussi d’être responsable, à la mort d’un frère aimé, de cela qui semble être une punition venue du Ciel. Celle que l’on voudrait alors renier, lui faisant endosser tout le sentiment de ce que l’on pense être sa propre culpabilité.
Vont donc se succéder, et pas obligatoirement en ordre chronologique puisque nous sommes dans la pensée de Thierry-Mathilde, différents souvenirs de l’enfance, de l’adolescence, de l’âge adulte, et je ne retiendrai que quelques moments forts, tant il y aurait à dire… Thierry se confiant à ses femmes, à ses enfants… Thierry « Rambo » grand reporter de guerre défiant la mort, au cœur d’un monde pris de folie, pour en finir avec le déchirement intime et les mensonges qui l’habillent. Par dessus-tout, ces instants où hors de Thierry surgit Mathilde : l’enfant se vêtant en secret d’une robe, blanche doublée de rose — si belle et touchante la description — incarné par une Nathalie qui, s’étant dénudée s’enferme sensuellement dans un tissu qui la caresse, fait de ces sacs plastique épandus sur la scène, et qui trouvent là leur plus belle utilisation. L’adolescent arrêté devant le Carrousel, cabaret transformiste parisien où Bambi, née garçon en Algérie et devenue femme, mena pendant vingt ans la revue avant de devenir professeur de lettres et d’être décorée de l‘Ordre National du Mérite. La comédienne illustre à merveille ce moment, mimant et chantant un passage du film de Jacques Demi « Les demoiselles de Rochefort ». Redevenant Thierry fort réjoui, à la mort du père tyrannique, d’enfin courir « s’acheter la petite robe Courrèges » objet de ses fantasmes. Mais la robe, c’est parfois aussi « la prison » quand il faut s’en défaire et que résiste sa fermeture !
Viendra l’opération, figurée par un extrait du film de Jack Arnold « L’homme qui rétrécit » où s’inverse la proposition, l’homme minuscule entrant dans le sexe géant de la femme, disant qu’ainsi Mathilde n’a pas pour exister à tuer Thierry, celui-ci de sa propre volonté se dissolvant dans le corps féminin auquel il aspire. Puis en opposition au baroque assumé de la scénographie, à la violence du jeu, le final donné sur le ton de la confidence, où Mathilde conte ses premiers déboires de femme quand vient, devant l’homme à aimer, le moment des aveux, ce final dans sa sobriété et son constat sans amertume saura plus que tout nous atteindre !
Fort-de-France, le 24 mars 2019