— par Roland Sabra —
Deux chorégraphies de Christiane Emmanuel
De la lecture d’un spectacle on oublie trop souvent la scénographie, le travail des lumières, l’environnement technique. Injustice. Mais que l’on se rassure ce fâcheux oubli est impossible après avoir vu les deux chorégraphies Choc(s) et Art-Rose qui nous a proposé Christiane Emmanuel les 19 et 20 novembre au Théâtre de Foyal. A moins d’être totalement aveugle. La chorégraphe a eu la belle idée de faire appel aux talents de la plasticienne Valérie John et la réussite était au rendez-vous. L’ouverture du rideau se fait sur un mur de chemises pendues à des cintres éclairées de telle sorte que l’évocation d’une lointaine Pétra bariolée, comme l’étymologie sémitique du lieu le soutient — Reqem, La Bariolée– vient immédiatement à l’esprit du spectateur. Le travail de Dominique Guesdon aux lumières est ici remarquable, on y retrouve ce souci qui est le sien de se mettre au service d’une œuvre qui n’est pas la sienne et de faire par la-même œuvre lui-même. Pure beauté plastique qui va porter le regard d’un bout à l’autre de deux prestations qui relèvent de champs problématiques que l’on aurait pu croire croire similaires mais qui se révèleront hétérogènes. Le premier, Choc(s), décline une thématique chère et douloureuse au cœur des Antilles, celui de la « Blesse ». Toujours et encore diront certains. Toujours et en corps diront d’autres tant que les mots pour la dire ne seront pas dits, comme le suggérait Jeanne Wiltord aux rencontres du « Cénacle » sur le front de mer de Fort-de-France il n’y a pas si longtemps. Le prologue nous montre une Christiane Emmanuel aérienne évoquant la naissance et la course libre, légère, démultipliée, harmonieuse puis saccadée, saisie dans son envol dans l’instant qui précède la chute, l’arrivée des colons. A terre, elle tourne en rond, se couvrant de peaux qui ne sont pas les siennes, enfilant des oripeaux venus d’ailleurs, se perdant dans des identités morcelées, fragmentaires qui finiront par la faire ressembler sous ces costumes d’emprunt, à une paysanne russe du début du siècle dernier. Une moujik sibérienne sous les Antilles. Voilà une image des « bienfaits » colonisateurs. C’est du tam-tam, de la (re)découverte des sons venus d’Afrique que viendra la renaissance, sans pour autant se débarrasser des trainées de ce que fut la déportation. Dans un dernier clin d’oeil, sans doute involontaire, inconscient à tous les coups à cette période pré-révolutionnaire à laquelle on devine que la chorégraphe fait référence, elle quitte la scène tirant la chaine alourdie des ces identités imposées, ployée sous la charge tel un batelier de la Volga.
Le deuxième champ qu’explore Christiane Emmanuel est celui du vieillissement, en reprenant une chorégraphie construite il y a six ans, toujours autour du thème de la « Blesse ». Ce que l’on retient dans cette reprise, c’est l’affrontement des deux danseurs, Christiane Emmanuel et Jean-Félix Zaïre, avec le temps qui passe. Peut-on exécuter la même chorégraphie tous les cinq ou six ans, alors les corps enregistrent dans les articulations, dans les muscles le mouvement de l’horloge biologique? Du coup le thème initial passe au second plan et on ne retient que la transformation du jeu qui accompagne la transformation des corps. Il faut souhaiter que des traces vidéo de ces performances soient conservées. Jusqu’où pourront-ils aller? Toujours est-il que les deux prestations présentaient une certaine poésie dont sait qu’elle parle au cœur pour toucher l’âme.
La danse de Christiane Emmanuel est une danse à minima. D’abord par choix, dans sa façon de danser, rien de spectaculaire, pas d’esbroufe, pas de cours de gymnastique, mais beaucoup d’intériorité. Ensuite par nécessité, du fait du peu d’activité réservée aux danseurs en Martinique. Il en résulte par moment comme une une impression de manque d’énergie dans le geste, comme une ankylose dans le déplacement. Mais peut-être est-ce justement cela le travail du dieu Chronos. Auquel cas Christiane Emmanuel, devant la loi des dieux, sera contrainte d’effectuer un pas de côté, de quitter la scène, pour continuer à nous faire toucher du bout des yeux ce que nous ne voulons pas toujours voir.
Fort-de-France, le 20/11/2010
Choc(s) & Art-Rose
18, 19 & 20 novembre 2010
Théâtre Aimé Césaire à Fort-de-France