— Par Raphaël Constant, avocat d’une partie civile dans l’affaire dite « Chlordécone » —
On reparle donc du chlordécone.
Le magistral article du docteur JOS PELAGE sur l’infertilité et les troubles cognitifs chez les enfants montre qu’aujourd’hui encore il reste de nombreux domaines où on ignore les effets exacts de cet empoisonnement imposé à notre pays.
Cette ignorance partielle s’explique surtout par l’opacité du pouvoir sur maints sujets.
Ce ne sont pas les opérations de communication de Mme E. DUCLAY ou les rodomontades négationniste de certains qui vont faire surgir la vérité.
Souvenez-vous d’un un préfet annonçant abruptement que 92% des martiniquais avait du chlordécone dans le sang.
Comment le savait-il ? Depuis quand ?
Dans un tel contexte se demander ce que les services de l’état savent exactement et ce qui n’est pas dit.
Dans ce cadre opaque, les batailles juridiques sur le chlordécone doivent aussi être menées pour établir la vérité.
Il faut mener cette bataille mais ne se faire aucune illusion sur la neutralité et l’objectivité d’un appareil d’Etat avec ses corollaires judiciaire ou administratif.
Malheureusement, nous n’avons pas d’autres choix car nous sommes corsetés par l’appareil judiciaire ou administratif français, sans sortie possible, quand il s’agit de connaitre la vérité cachée, de déterminer les responsabilités pénales et d’indemniser les milliers de victimes.
Il faut rappeler que l’appareil de justice n’a jamais assuré la défense des intérêts collectifs des martiniquais. Dans une affaire où l’Etat français et ses hauts fonctionnaires ont cumulé les fautes et manquements et où les auteurs sont les membres de la caste privilégiée, il faut peu attendre de cette justice dont un adage dit qu’elle rend des services et non des arrêts.
Il faut rappeler que la molécule de chlordécone, utilisée en Martinique depuis 1972 (Kepone) , a été interdite en 1976 aux USA et considérée comme possiblement cancérigène par l’OMS en 1979. Pourtant, les oligarques de l’agriculture l’ont à nouveau commercialisé (Curlone) en Martinique et en Guadeloupe aux début des années 80. Elle a été interdite en France en 1989. Pourtant, de 1990 à 1993, trois ministres français (Mermaz, Soissons, Nallet) sous le fallacieux motif de finir les stocks ont accordé à nos oligarques de continuer à utiliser ce poison. En fait, ces oligarques en ont profité pour faire entrer dans nos territoires plusieurs centaines de tonnes du poison.
A compter de 1993 (et pendant plus de 10 ans !), les oligarques de l’agriculture vont faire utiliser illégalement dans leurs plantations (et dans les autres via les SICA) un produit non autorisé sans qu’aucune Autorité française en Martinique ne s’en émeuve. Préfets, Directeur de l’Agriculture, Directeur du travail, Directeur de la concurrence, Procureur, etc… Tous, sans exception, ont laissé faire.
Aucun procureur français n’engagera de poursuites sur l’usage du chlordécone. Ce sera, en mai 1987, deux organisations martiniquaises, Assaupamar et Ecologie Urbaine, qui déposeront plainte.
En 1988, la justice française décidera de « dépayser » le dossier à Paris. L’effet direct sera d’éloigner les juges des lieux de la commission des faits, des personnes concernées et des victimes. Ainsi, , si les juges ont fait interroger (très gentiment, rassurez-vous) les oligarques de l’agriculture, jamais un seul ouvrier agricole n’a pu témoigner. Quand une partie civile l’a demandé, cela a été refusé.
Ceci semble caricatural mais il n’a jamais été démenti que les juges qui ont prononcé le non-lieu en janvier 2023 n’aient jamais mis les pieds en Martinique ou en Guadeloupe pour leur instruction.
Autre caricature de justice : l’instruction a duré 17 ans pour finir par un non-lieu. Quand on sait que selon les normes de la Cour Européenne, le « délai raisonnable » pour traiter un dossier est de trois ans, nous avons une illustration du niveau de ce déni (ou mépris) de justice qui nous est infligé.
Il est assez normal que dans un tel contexte que le fatalisme règne. Je suis bien conscient que le pessimisme domine quant au sort qui sera fait de l’appel du non-lieu devant la Chambre de l’Instruction (CHINS) de la Cour d’Appel de Paris. Je mentirai en disant que je suis optimiste. Simplement, je pense que nous n’avons pas d’autre choix que de nous battre devant cette juridiction.
Sans rentrer dans le détail, je vois trois aspects à soutenir devant cette CHINS.
Premièrement, la question de la prescription.
En janvier 2020, les deux juges décident d’entendre (après 12 ans !) les parties civiles (par visio !). A ce stade, précisons qu’aucune poursuite n’avait été faite, ce qui laissait présumer une fin stérile de leur instruction. Dès là, ces juges posent déjà le problème de la prescription. Quelques temps plus tard, par un curieux hasard, le procureur de Paris, M. Remy Heitz, (actuel Procureur Général à la Cour de Cassation et très lié au camp de Macron, cela démontrant l’ampleur de l’opposition à affronter donne un interview à France Antilles. Ce magistrat inféodé au pouvoir explique qu’il y a prescription et que lors des plaintes de 1986 et 1987, les infractions étaient déjà prescrites. 17 ans après !
Une prescription acquise signifie que suite la commission de l’infraction, aucun acte de poursuite n’a été diligenté pendant 3 ans pour un délit ou 10 ans pour un crime. Autrement dit, le Procureur de Paris tirait profit de l’abstention fautive à agir à ces collègues de Martinique et de Guadeloupe de 1993 à 2004. L’infraction aurait commencé en 1993 (quand la molécule n’a plus été autorisée en France) et que s’agissant de délits, tout était donc fini en 1996.
Nous soutenons quant à nous que chaque fois que du Curlone a été utilisé sur le sol martiniquais, la prescription est repartie pour au moins trois ans et que ce poison ayant été utilisé jusqu’à 2004, en 2006 et 2007, la prescription n’était pas acquise.
C’est pourquoi nous avions demandé aux juges d’entendre des ouvriers agricoles sur la période d’utilisation de Curlone en Martinique. Ceci avait été refusé car il n’est pire sourd que celui qui ne veut entendre.
Deuxième point, la connaissance de la dangerosité de la molécule du chlordécone en 1990 et après. Pour les deux juges d’instruction, cette connaissance n’existait pas. Nous contestons cette analyse.
Nos oligarques de l’agriculture sont allés racheter au début des années 1980 le brevet de fabrication de l’ancien Kepone. A cette date, il savait le produit interdit aux USA. Ils ne pouvaient ignorer le classement de l’OMS de 1979. Ils savait ce produit non autorisé en France depuis 1989. Mais, ils en ont fait fabriquer plusieurs centaines de tonnes au début des années 1990 et l’ont fait utiliser (sans précaution aucune) par des centaines de travailleurs pendant plus d’une décennie.
Et, on veut nous faire croire que ces Oligarques ne savaient que le chlordécone était dangereux.
Avec une telle chronologie, de qui se moque-t-on ?
On peut à la limite discuter du fait qu’ils pensaient que ce n’était pas létal et que seuls les ouvriers agricoles qu’ils méprisent seraient concernés. Mais, il savaient que c’’était dangereux.
Troisième question, les infractions.
Dès sa plainte de 2007, l’ASSAUPAMAR a dénoncé un crime d’empoisonnement. Le Parquet a refusé d’examiner ce délit en 1988, preuve de leur absence d’objectivité.
Nous avons vainement ré-interpellé les deux juges parisiennes en 2020 sur ce point.
Outre cette infraction criminelle, il existe un autre délit non pris en compte. Il s’agit du stockage de produit non autorisé. Le délit a été créé en 1999. Ils ont refusé d’aborder ce point.
Je pense que d’autres confrères ont aussi d’autres problématiques.
Mais je souhaitais simplement montrer ici que l’appel contre l’ordonnance de non-lieu n’est pas un simple caprice ou le refus d’une réalité. Nous avons des arguments et nous critiquons les aprioris et analyses tant du Parquet de Paris que des deux juges.
Nous réclamons donc que l’instruction reprennent.
Pourquoi se battre encore, nous dira-t-on ?
Comme pour l’esclavage, là aussi, on nous dit d’oublier le passé et de regarder l’avenir. Mais l’avenir sera sombre s’il se fait en soldant la vérité.
On nous dit aussi que les principaux responsables sont morts. C’est vrai mais il reste des vivants qui ont sciemment utiliser ce poison sur les exploitations au détriment de la santé des salariés puis de tous les martiniquais.
Nous voulons de vrais juges et non pas de personnes cachées dans leur bureau à Paris.
Nous voulons de réelles enquêtes sur le terrain, sur les lieux du crime et pas seulement dans les couloirs parisiens.
Nous voulons qu’on identifie tous les lieux où le chlordécone a été utilisés de 93 à 2004 et les responsables de ces lieux.
Nous voulons que la chape de silence et de peur sur les habitations cesse pour que les vérités soient dites !
Nous voulons qu’on fasse une vraie recherche expertale sur les effets du chlordécone dans nos campagne et nos quartiers où pullulent malades et parents de personnes décédées.
Nous voulons la vérité.
Si nous n’obtenons pas cela, c’est Eux qui seront en faute et aurons montré leur irrespect de notre humanité.
Si nous ne nous battons pas pour cela, c’est Eux qui se moquerons de nous et nous imputerons notre lâcheté.
Dans cette bataille juridique, je fais partie des avocats qui pensent important que le maximum de martiniquaises et martiniquaise intervienne dans la procédure de Paris. Ce n’est pas cette intervention qui va résoudre les problèmes mais si elle est massive elle devrait pousser les magistrats français à un examen de conscience sur l’importance et la gravité des faits commis entre 1972 et 2004 sur notre terre. Il est possible que les juges par un artifice de procédure, refusent d’entendre ces martiniquaises et martiniquais mais cela ne fera que confirmer leur refus aveugle de cette justice face au drame de notre peuple.
A ce jour, plus de 500 de nos citoyens ont déjà fait ce pas. C’est bien mais il reste important qu’on puisse plus nombreux. Il faut être en état de dire aux magistrats parisiens que ce dossier est celui d’un peuple bafoué.
La bataille n’est pas seulement pénale.
La décision du Tribunal Administratif de Paris reconnaissant la faute de l’état mais refusant d’indemniser les demandeurs est en appel devant la Cour d’Appel de Paris. C’est un front important du combat juridique.
Des procédures d’indemnisation et de reconnaissance du caractère professionnel sont en cours concernant certains travailleurs agricoles. Certes, le cadre réglementaire est scandaleusement étroit trop étroit mais il faut tout utiliser et tout faire pour l’élargir.
Par les procédures et par la lutte.
Si, en l’état, grâce aux mobilisations, on commence à pouvoir envisager des indemnisations minimes et individuelles pour certaines victimes. On est très loin du compte. Car, avoir même un microgramme chlordécone dans le sang est anormal, n’en déplaise au suprémaciste de service et à Mme DUPRAY. Nous en sommes aux balbutiements de la réparations des humains et ceci alors que de manière injuste beaucoup sont déjà partis dans l’au-delà.
Mais, il doit s’agir aussi de réparer notre pays, ses rivières, ses terres, ses mers, etc…
Là encore, il faudra se battre.
Possiblement sortir du corset juridique français pour obtenir la condamnation d’un Etat qui s’est comporté en complice de criminels sans foi ni loi et dont seul les profits guident la vie.
Là, il faut penser à une justice internationale.
On n’a pas fini d’en parler !
Raphaël CONSTANT
Avocat d’une partie civile dans l’affaire dite « Chlordécone »