Chlordécone : l’État reconnu responsable, mais l’indemnisation des victimes reste limitée

La cour administrative d’appel de Paris a rendu, ce mardi 11 mars, une décision historique concernant le scandale du chlordécone aux Antilles. L’État a été reconnu responsable des fautes commises dans l’autorisation et l’usage prolongé de ce pesticide hautement toxique, utilisé dans les bananeraies de Guadeloupe et de Martinique entre 1972 et 1993. La cour a estimé que l’État doit indemniser les victimes présentant un préjudice moral d’anxiété lié à l’exposition au chlordécone, une substance qui a contaminé de manière durable les sols, l’eau, et la chaîne alimentaire des deux îles.

Cette décision, attendue de longue date par les plaignants, fait suite à une plainte collective déposée par 1 286 personnes, principalement de Guadeloupe et de Martinique. La cour a jugé que l’État avait commis des fautes en prolongeant l’autorisation de mise sur le marché de l’insecticide, malgré son interdiction en France métropolitaine en 1990, et en n’agissant pas suffisamment pour évaluer et limiter la pollution qui en résultait. De plus, la cour a souligné la lenteur de l’État à éliminer les stocks de chlordécone après l’interdiction et à informer la population sur les risques sanitaires liés à cette pollution.

Cependant, la portée de la décision est limitée. En effet, la cour n’a reconnu qu’une dizaine de victimes comme ayant droit à une indemnisation pour le préjudice d’anxiété, en raison de preuves suffisamment solides (analyses sanguines et études environnementales) démontrant une « exposition effective » au pesticide et un risque élevé de développer des pathologies graves. Les demandes d’indemnisation des autres plaignants ont été rejetées, car la simple exposition au chlordécone, sans éléments supplémentaires justifiant un préjudice, ne permet pas de réclamer réparation.

Le chlordécone, un pesticide classé « cancérogène possible » par l’Organisation mondiale de la santé dès 1979, a laissé des traces durables dans les écosystèmes et dans la santé publique des Antilles. Environ 90 % de la population adulte en Guadeloupe et en Martinique est contaminée par cette substance, qui est liée à un taux élevé de cancers de la prostate dans ces régions. De plus, des études ont révélé des impacts graves sur la santé, notamment un risque accru de naissance prématurée et des troubles du développement cognitif chez les enfants exposés.

Si la décision de la cour est vue comme une victoire pour les victimes, elle est également perçue comme trop restrictive par leurs avocats. Me Christophe Lèguevaques, l’un des avocats des plaignants, a exprimé son mécontentement quant à la limitation des indemnisations, estimant que cette approche ne tenait pas suffisamment compte des effets avérés du chlordécone sur la santé publique. Il a annoncé que si cette jurisprudence ne change pas, les victimes pourraient se tourner vers la Cour européenne des droits de l’homme pour obtenir une reconnaissance plus large de leurs droits.

Ce jugement fait figure de précédent important dans la lutte contre les pollutions environnementales, et pourrait ouvrir la voie à de futures actions en justice pour d’autres substances toxiques, comme le glyphosate ou les PFAS. Toutefois, la question de l’indemnisation pour préjudice d’anxiété reste un enjeu majeur, tant pour les victimes du chlordécone que pour les générations futures, exposées à d’autres formes de pollution.

Sabrina Solar (avec agences de presse)