— Par Raphaël Constant, ancien bâtonnier, avocat d’Écologie Urbaine —
Pour justifier le futur non-lieu et quelques lâchetés, on veut nous présenter comme compliquée une situation limpide sur le plan juridique.
Petit rappel. Les pesticides ont commencé à être utilisés massivement dans les bananeraies vers la fin des années soixante au siècle dernier.
Dès les années soixante-dix, le caractère nocif de ces produits était connu depuis 1963. Ils furent dénoncés par les syndicats des ouvriers agricoles en 1974. On continua à les utiliser. Ils furent interdits aux USA en 1975. On continua à les utiliser.
La molécule de chlordécone fut interdite en France en 1990. On continua à l’utiliser en Martinique. Mais les grands planteurs, aidés de politiciens à leur service, obtinrent de trois ministres que des dérogations soient mises en place jusqu’en 1993. Officiellement pour terminer les stocks. Mensonge éhonté, car loin d’épuiser les stocks, « on » en fit fabriquer des centaines de tonnes pour les acheminer en Martinique et en Guadeloupe. Ces impressionnantes quantités ont été utilisées après l’expiration de la dernière dérogation de 1993 sur plus d’une décennie. Le stockage de ces produits était illégal. Leur utilisation était illégale.
Pendant toute cette période, tous les hauts fonctionnaires français en charge de l’agriculture, de l’économie, de la santé, de la sécurité, de la justice ont sciemment laissé faire. Les politiciens martiniquais aussi et leur éventuelle ignorance n’empêche pas leur totale responsabilité. Rappelons que sur cette période de 1993 à 2004, la Région et le Département étaient dirigées par le PPM et le MIM et que nul n’a bougé le petit doigt pour empêcher l’empoisonnement ou le dénoncer.
Là encore, seules les associations écologistes et les syndicats d’ouvriers continuèrent à protester.
Interrogés 30 ans après les faits
En 2002, le scandale vit le jour car on saisissait à Dunkerque plus d’une tonne de patate douce avec un fort taux de chlordécone. Mais rien ne fut fait en Martinique.
En 2003 et 2004, on « découvrit » en Guadeloupe et en Martinique des stocks fe plusieurs dizaines de kilogrammes de chlordécone. Lesdites Autorités ne bougèrent pas. Ce fut des associations (Assaupamar et Écologie Urbaine pour la Martinique) qui décidèrent de porter plainte en 2005 et 2006.
On « dépaysa » les plaintes à Paris. Une instruction fut ouverte à Paris en 2007.
En 15 ans, aucun des juges en charge de ce dossier n’a foulé le sol de la Guadeloupe ou de la Martinique pour investiguer. Normal ? Les ministres auteurs des dérogations n’ont été interrogés qu’en 2021, près de trente ans après les faits ! Normal ?
Les parties civiles (celles de 2005 puis les autres qui les ont rejointes) ont été entendues en janvier 2021. A ce moment, les juges annoncent un éventuel non-lieu en avançant l’acquisition d’une prescription. Quelque temps plus tard, dans le seul quotidien, le Procureur de Paris annonçait avec cynisme que la prescription était acquise dès le dépôt des plaintes.
L’émoi suscité par ces déclarations a fait freiner la machine judiciaire de l’injustice. Mais le temps passant, les deux juges parisiens ont adressé le 25 mars 2022 une lettre aux parties civiles annonçant la fin de l’information. En soi, c’est assez logique avec leurs propos de janvier 2021 ; Une fin d’information sans que personne n’ait été inquiétée annonce un non-lieu.
Sur le strict plan technique, ces courriers des juges d’instruction signifient deux choses. D’une part, elles considèrent qu’il n’y a plus rien à faire dans le dossier. D’autre part, elles transmettent le dossier au Parquet, à charge pour celui-ci de rédiger son réquisitoire définitif. On sait déjà ce que va écrire le Parquet de Paris puisque son chef a indiqué dans une interview à France-Antilles que pour lui il y avait prescription dès le dépôt des plaintes. On se demande pourquoi avoir attendu 14 ans pour en tirer les conséquences ?
Les questions et les débats
Les jeux sont-ils faits ?
Oui et Non. Oui. Car il est manifeste que ni le pouvoir politique ni le pouvoir judiciaire n’ont la volonté de dénouer ce dossier de peur sans doute que la (lourde) vérité soit dite. Sous prétexte d’indépendance de la justice (défense de rire !), le pouvoir politique (M. Lecornu remporte sur ce point la palme de l’hypocrisie) se défend de prendre position, ce qui est une notoire hypocrisie puisque le Procureur est avant tout son bras judiciaire. Quant aux juges, elles disent ne pas vouloir mettre en cause l’État et l’administration, ce qui est extraordinaire dans un tel dossier !
Étant certain que trente ans après les faits, on a laissé aux « responsables » le temps de mourir de leur belle mort, aux sociétés de se transformer, aux preuves de se dissiper.
Bref, disons-le clairement, ils ont tout verrouillé. Même sur les conséquences du crime, l’état camoufle les chiffres et la justice se détourne de ce qui gêne.
Non. Car, il existe une donnée, la colère populaire de deux peuples empoisonnés à plus de 90% qui peut faire peur et renverser tous les faux raisonnements juridiques.
Non. Car il reste encore des éléments juridiques à mettre en avant pour mettre la justice française en face de ses contradictions.
Sans rentrer dans un grand débat, les poursuites engagées en 2007 l’ont été sur les bases suivantes :
– Mise en danger d’autrui (réquisitoire de novembre 2007), délit prévu et réprimé par les articles 223-1, 223-18, 131-27 et 223-20 du Code Pénal.
– Mise en danger d’autrui par violation manifestement délibérée d’une obligation de sécurité ou de prudence et administration de substance nuisible ayant porté atteinte à l’intégrité physique d’autrui, délits prévus par les articles 223-1, 223-18, 223-20, 222-15 alinéa 1, 222-12 alinéa 1 7°, 222-11, 222-15 alinéa1, 222-44, 222-45 et 222-47 du Code Pénal.
– Tromperies sur les qualités substantielles et les risques inhérents à l’utilisation des marchandises, délit prévu dans le code de la consommation, articles L 213-1, L 216 -1, L 216-2 et L 216 3.
Nous soutenons qu’à ces infractions qui sont des délits (avec une prescription de trois ans à l’époque) doivent (au moins) s’en rajouter deux autres, dont celui de stockage de produits illicites (autre délit) et aussi le crime d’empoisonnement (prescription de 10 ans). Les juges refusent d’envisager ces options.
Plusieurs équipes de défense dont celle d’Ecologie Urbaine ont exposé ce point de vue et demandé aux juges d’instruction de saisir le Parquet pour un éventuel réquisitoire supplétif sur ces nouvelles infractions. Elles ne l’ont pas fait, entravant ainsi la recherche de la vérité. La question sera donc à nouveau posée.
Il y aussi le débat sur la prescription. Nous combattons la conception des juges et du Parquet de Paris. Ils considèrent que le point de départ de la prescription commence en 1993. Ainsi, lors du dépôt des plaintes en 2005 et 2006, la prescription (à l’époque de trois ans) était donc acquise. Ce raisonnement est tout à la fois simpliste et erroné.
Nous ne partageons cette analyse. Nous considérons que de 1993 à 2004, à chaque fois qu’un gramme de chlordécone était ou stocké, ou utilisé, le point de départ de la prescription était de facto reporté d’autant.
Autrement dit, nous considérons que pour certains délits, et sans doute aucun pour le crime d’empoisonnement, il ne peut être opposé aux parties civiles une prescription.
Voici donc les débats.
Une justice n’a de sens que si elle a la volonté de rendre justice. Nous peinons à croire que l’institution judiciaire française soit animée d’une telle volonté. Les longueurs de la procédure suffisent à démontrer une totale absence de prise en compte sérieuse de ce dossier et de considération pour les victimes qui attendent que justice leur soit rendue. Le déni de justice est patent.
Fondamentalement, la question de la réparation est avant tout politique et la tentative d’enfermer les victimes dans un seul débat juridique (je pense aussi à la question de l’indemnisation des ouvriers de la banane) est un leurre.
Mais, nous tenons à dire et à faire savoir que même sur le terrain juridique, la thèse du pouvoir, de ses procureurs et de ses juges est discutable et devra être combattue. Sans illusion mais avec ténacité, il faut continuer le combat pour la vérité et la justice.