Chavela Vargas, Pina Bausch, Ohad Naharin au cinéma

— Par Selim Lander —

Trois artistes exceptionnels étaient au programme des films de Tropiques-Atrium à Madiana en ce mois d’avril 2018. Trois individualités très fortes appartenant pour l’une au monde de la chanson, pour les deux autres à l’univers de la danse, trois personnalités qui nous font rêver, nous pauvres mortels sans grandes qualités, tout en nous communiquant une certaine fierté puisque, après tout, nous partageons avec elles le fait d’appartenir à une même humanité. Il se trouve que, avant de voir ces films, j’avais le projet d’écrire quelque chose sur notre monde d’abrutis (dont je ne m’exclue pas, tout étant dans ce domaine une question de degré) – car il faut être aveugle ou doté d’une bienveillance à toute épreuve pour ne pas voir leur signature inscrite partout (les bouteilles de plastique et les cartons d’hamburgers qui « décorent » nos lieux de promenade n’étant qu’un exemple des plus bénins). Heureux retournement de circonstance, après avoir vu ces trois films j’aurais plutôt envie d’écrire une ode à l’humanité qui engendre d’aussi bons génies.

Chavela Vargas (1919-2012) est une chanteuse populaire mexicaine qui a fait l’objet d’un documentaire de Catherine Gund et Daresha Kyi. « Chanteuse populaire mexicaine » : rien d’enthousiasmant a priori pour des Français ou des Martiniquais (« Français entièrement à part »). Cela étant, la chanteuse n’est pas totalement inconnue en France où elle fit même une tournée peu avant de quitter la scène. Mais peu importe car « la » Vargas est tout aussi passionnante à l’écran qu’à la ville, un vrai personnage de cinéma. Qu’on en juge : lesbienne revendiquée draguant les plus belles femmes de Mexico, épouses de notables comprises, avant de tomber au dernier degré de l’alcoolisme, puis de remonter des enfers grâce, confesse-t-elle, à un certain chamane, entamant une carrière internationale à l’âge où la plupart la terminent et la prolongeant jusqu’à l’extrémité de ses forces, conduite sur la scène dans un fauteuil roulant.

Cette trajectoire digne d’une Edith Piaf s’explique évidemment d’abord par l’immense talent de la chanteuse. Couverte d’un rouge poncho, collée à son micro, le corps figé à l’exception des bras, comme si elle voulait embrasser son public, elle chante d’une voix rauque et profonde des mélopées sentimentales, souvent des histoires d’amours malheureuses. Cette vieille femme fière touche et fascine. On comprend que Pedro Almodovar, très présent dans la dernière partie du film, soit non seulement devenu son ami mais qu’il se soit battu pour la faire connaître et reconnaître.

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Almodovar a également contribué à faire connaître Pina Bausch (1940-2009) par le grand public en plaçant un extrait de la « scène des chaises » du ballet Café Müller au début du film Parle avec elle. Wim Wenders, pour sa part, a filmé la troupe de Pina Bausch deux ans après le décès de cette dernière. Il fait témoigner les danseurs, les filme en solo, le plus souvent en extérieurs, en particulier dans la ville de Wuppertal, siège de la troupe, avec des vues sur le monorail suspendu[i]. Il y a des images de P. Bausch, à divers âges, en noir et blanc, et l’on se réjouit devant son beau sourire, si loin de l’atmosphère de ses pièces (dans le même ordre d’idées, il est étonnant d’entendre les danseurs les plus familiers de P. Bausch décrire l’ambiance joyeuse qu’elle savait créer autour d’elle). Il y a surtout de copieux extraits des ballets, Café Müller déjà cité, le Sacre du printemps, Vollmond [Pleine lune].

Une esthétique du désastre. P. Bausch a développé une esthétique inédite dans l’univers de la danse, comme une lointaine réminiscence du romantisme allemand (Les Souffrances du jeune Werther) amplifiée par le souvenir si proche alors des camps de la mort. Elle a choisi des danseurs et surtout des danseuses à son image, presque squelettiques, ce qui renforce l’impression mortifère qui  caractérise ses pièces, même lorsque le sujet ne paraît pas s’y prêter, comme dans le Sacre (interprété sur un plateau couvert de terre) ou dans un passage tiré de Vollmond, censé exprimer la joie.  Ces corps trop maigres, presque squelettiques, qui se flagellent, couverts chez les femmes de robes trop amples, forment une figure de la beauté marquée par la désolation qui est incontestablement la marque de P. Bausch et explique la fascination qu’elle exerce sur son public.

Pourquoi Wim Wenders (auteur du mémorable Buena Vista Social Club) a-t-il décidé de tourner Pina en 3D ? Parce que la danse est par nature un art de trois dimensions (quatre en ajoutant la musique) ? Le fait est pourtant que ce que voit un spectateur immergé dans une grande salle, loin du plateau, s’apparente davantage à un tableau en 2 dimensions qu’aux (somptueuses) fantaisies visuelles d’un film comme Avatar. Cela étant, on n’aurait rien contre l’application des effets de la 3D à la danse si elle parvenait à la magnifier, ce qui n’est malheureusement pas le cas ici où elle contribue plutôt (à moins que ce ne soit dû à un défaut de la copie numérique ou du projecteur) à  rendre une image « sale » et assombrie.

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C’est exactement le contraire dans le film (curieusement titré en français) Mr Gaga, sur les pas d’Ohad Naharin, où la caméra, au plus près des danseurs (voir photo), fournit une image lumineuse et contribue incontestablement à faire de ce « film de danse » une réussite cinématographique, au-delà du travail du chorégraphe.

Le chorégraphe Ohad Naharin (né en 1952) et le ballet Batsheva de Tel-Aviv ne se produisent guère sur les scènes européennes et c’est bien dommage car le film de Tomer Heyman donne à voir des images proprement bouleversantes. Il est présomptueux de donner des étiquettes mais O. Naharin a quelques titres à faire valoir pour mériter l’épithète de « plus grand chorégraphe vivant » que lui décernent certains spécialistes. Les extraits filmés de ses ballets dégagent en effet une intensité extraordinaire, à l’image de ce qu’il exige de ses danseurs dans les répétitions. Car il ne se contente pas des prouesses physiques qui ne ménagent pas le corps de ces interprètes ; il veut des danseurs littéralement possédés par leur art, qui se meuvent dans une sorte de transe, laquelle, par une mystérieuse alchimie, se transmettra aux spectateurs. Ce qu’il appelle la méthode « gaga ».

Comme chez Ch. Vargas et P. Bausch, le succès d’O. Naharin s’explique non seulement par un talent exceptionnel mais encore par une confiance en ce dernier qui permet de s’exprimer librement, de s’affranchir de l’influences des grands maîtres. O. Naharin a pour sa part claqué la porte des ballets de Martha Graham et de Maurice Béjart, qui ne sont pas n’importe qui, comme on sait.

Notons que le film se termine sur une pièce intitulée Last Work accompagnée des commentaires désabusés du chorégraphe, lequel voit monter dans son pays d’Israël un intégrisme religieux de plus en plus pesant et intolérant. Naharin est d’ailleurs devenu un héros de la gauche israélienne en annulant la prestation de son ballet dans le cadre des festivités du cinquantième anniversaire de la création d’Israël, après que le chef du gouvernement ait cédé à la pression des intégristes exigeant que les danseuses soient davantage « couvertes ».

Tropiques-Atrium à Madiana, avril 2018.

 

[i] Wuppertal est une ville de la Ruhr complètement détruite lors des bombardements de la deuxième guerre mondiale, ville moderne et sans âme comme tant d’autres en Allemagne. À ville moderne équipement moderne comme ce monorail suspendu. Est-ce voulu on non ? Le fait est que lorsque les danseurs se produisent sous cet insolite tramway, le spectateur n’a d’œil que pour lui, au détriment de la danse.