« Soyez vous-mêmes, tous les autres sont déjà pris »
— Par Roland Sabra —
Cette question insistante et jamais close Chantal Loïal et Mathieu Groos l’ont un fois de plus dansée au visage des corps présents dans la salle Frantz Fanon dans l’injonction « Soyez vous-mêmes, tous les autres sont déjà pris. » ( Oscar Wilde) le titre donné à ce travail de résidence effectué au Domaine de Fonds Saint-jacques début novembre 2015. La danse n’est pas un langage. L’articulation de deux mouvements corporels n’est jamais clairement séparée. L’un précède et inclut l’autre qui lui même le porte en son sein. Les lieux du mouvement de la main s’imbriquent dans ceux des possibles mouvements du bras. Il n’y a pas de « gestèmes » équivalents aux phonèmes. La danse se présente comme un événement du corps, une présence au monde immédiate qui renvoie au balancement des corps d’avant le langage. Le fait pour Chantal Loïal et Mathieu Groos d’accompagner leurs danses de mots, ceux de leurs trajectoires singulières, de leur parcours de vie, souligne la séparabilité de leur registres expressifs. Ce qui se dit du corps en mouvements ne renvoie en rien à ce qui se dit du corps-objet et pourtant cette double énonciation est indispensable à l’émergence d’un réel sur le plateau. Réel, hors sens, non réductible à un logos avec lequel le spectateur aura à faire. La danse ne produit pas du sens elle est en elle-même ce mouvement fusionnel du sens. En un mot il n’y a pas de transcendance des corps dansants. Au commencement était le geste. Le mouvement.
Des parcours de vie qui se croisent, s’entrecroisent, et qui dans le temps même de leur confrontation affirment des identités inaltérables foncièrement séparées, des ipséités dirait Ricoeur. Et c’est le corps qui les portent. Celui de Chantal Loïal, de courbes et de rondeurs maternelles et celui de Mathieu Groos, émacié, sec et nerveux. Ils se croisent, se tutoient, se mêlent sans s’éloigner d’eux-mêmes. Antilles, Bretagne, Paris, sa banlieue et l’Afrique profonde et si proche au déblaiement des mots, s’aiment et se repoussent avec tendresse. Et le spectateur est renvoyé à ses codes auto-référencés rendant impossible toute comparaison entre les deux danseurs. Dire que l’un danse et l’autre pas est une absurdité en soi puisque ce que l’on sous entend par ce terme est surdéterminé culturellement. Bèlè, gwoka et danse contemporaine s’interpellent, se défient et murmurent entre deux cris. Voilà ce que Chantal Loïal nous danse en permanence avec une bienveillance désarmante et une constance inébranlable depuis plus de dix ans maintenant. Elle nous convoque sur le registre infra-langagier du balancement du corps d’avant la mise au monde, d’avant la séparation. Cette nostalgie qui l’habite et dont elle use, celle d’un deux en un, elle et son compère la mettent sur scène dans un pastiche joyeux, distancié et amusé d’un bal poussière endiablé. Elle et lui le font avec talent, avec un professionnalisme que l’on repère dans la scénographie, un travail des lumières et un placement sur scène qui témoignent d’un véritable « work in progress » réfléchi et pensé.
Fort-de-France, le 20/11/2015
R.S..