« Changer de modèle » : nouveau thème de bavardage pour une gouvernance déphasée

— Par Serge HARPIN—

porte_conteneurs-2Depuis la thèse d’Etat d’Alain-Philippe BLERALD sur « L’histoire économique de la Guadeloupe et de la Martinique » (édit. Karthala, 1986), la critique de « l’économie de comptoir » et la réflexion sur les stratégies de développement en Martinique ont fait l’objet, de façon centrale ou connexe, de nombreux travaux, articles et colloques. Ils faisaient écho aux interrogations, dès les années 1960, des déçus de la Départementalisation, à celles aussi, à partir années 1990, des insatisfaits de la Décentralisation. Le débat sur ces deux sujets fortement corrélés est par conséquent loin d’être nouveau. Mais alors, qu’est-ce qui justifie que deux universitaires ès qualités, Kinvi LOGOSSAH et Hector ELISABETH, dans un texte intitulé « Plaidoyer pour une autre stratégie de développement à la Martinique » publié récemment sur le site Politique publique (09/10/2014) insinuent d’une manière aussi équivoque le contraire ? Troublante aussi cette quasi-simultanéité entre la sortie de ce texte et l’annonce deux jours après, lors de la rentrée politique du PPM, de ce thème comme un des trois axes politiques de ce parti.

Le sentiment qu’on a est que sous l’habillage d’une analyse qu’on voulait être pour la circonstance rigoureuse, objective, et savante se cache une opération de « marketing politique » et de théorisation d’un argument de campagne de ladite « Nouvelle Gouvernance ». On a donc affaire, l’expression n’est pas trop forte, à une rhétorique de sophistes, c’est-à-dire à un raisonnement en trompe-l’œil, sans vrai souci de la valeur de vérité des thèses développées. Un montage discursif, en quelque sorte, conçu pour soutenir l’idée totalement erronée – mais qu’on pense être électoralement porteuse, que l’exigence de changement de stratégie de développement ne pouvait émerger et être pensée qu’à l’issue d’un cycle historique initié par A.CESAIRE et que, bien entendu, seul le « fils » serait à même de réaliser. La légitimité du « fils » ou plutôt de « l’élu », étant fondée sur sa proximité avec le « Père » mise en scène dans un ouvrage de lancement de la campagne pour la Collectivité/Assemblée Unique.

L’exposé est structuré en deux parties : d’abord le bilan, ensuite les perspectives. Le « bilan » se présente sous la forme d’une périodisation sommaire et très discutable de l’histoire économique de la Martinique qui aboutit à ce qui pour nous est le point nodal de l’ensemble et l’assise des perspectives à dégager. Je cite : «  Et paradoxalement, le modèle césairien a de lui-même secrété tous les ingrédients d’une rupture réussie. En effet, en dotant l’économie martiniquaise d’un stock de capital humain de niveau comparable à celui des pays développés, et en faisant du capital humain la ressource la plus abondante de l’économie martiniquaise aujourd’hui, le modèle césairien conduit à la nécessité d’un changement stratégique ». (fin de citation)

Pour faire tenir leur improbable construction, nos universitaires ont réactivé, comme il est de coutume dans leur camp à la veille de chaque campagne électorale, le mythe du « Père » dont on sait qu’il ne sert que les intérêts du « fils » et non celui des Martiniquais. A.CESAIRE serait, prétendent-ils, le principal artisan de la Départementalisation. Faux et archi-faux ! La « Départementalisation » est un projet des communistes martiniquais et A.CESAIRE n’en fut que le rapporteur à l’Assemblée Nationale. Il y aurait aussi, soutiennent-ils, doctement, un « modèle césairien » qui serait la Départementalisation mise par le « Maître » au service d’un dessein éthique et social dans la lignée sociale libérale du philosophe américain John Rawls (1921-2002).

Résumons. Il y a eu d’abord, pour nos auteurs, la période « Arawak », ensuite « l’esclavagisme »( ?), après, « l’économie coloniale pure » ( ?), puis « le système économique de la Départementalisation » ou « modèle césairien » ( ?) et enfin, tout juste suggéré car encore embryonnaire ou en germination, le dépassement dudit « modèle césairien » : une mutation économique et politique dont les constituants sont déjà contenus, nous dit-on, dans le modèle porté par l’homme providentiel. Et la boucle est ainsi bouclée : l’avenir de la Martinique passe inévitablement par le « Père » et le « fils ». Voilà pour le message subliminal. Reste à trouver un « Saint esprit » pour faire avaler ce « migan » indigeste à nos compatriotes.

On remarquera que les trois périodes catégorisées « Arawak », « esclavagisme », « économie coloniale pure » par nos historiens de l’économie se lisent comme une préhistoire de la saga césairienne qui nous aurait fait entrer dans l’histoire et aurait ouvert le cycle du progrès social et de la modernité en Martinique. Sauf que, l’histoire n’a pas attendu CESAIRE et que tous les acquis sociaux ont été arrachés de haute lutte par les travailleurs martiniquais et leurs organisations syndicales. Sauf que, par ailleurs, son action sociale s’est développée dans les limites de sa fonction de Maire du chef-lieu et que son influence politique sur l’île a été jusqu’aux années 1980 marginale. S’agissant des équipements collectifs prioritaires (crèches, écoles, stades, logements sociaux…) des 25 premières années de la Départementalisation, de même aussi que des travaux d’assainissement et d’urbanisation, la commune du Lamentin sous les mandatures de Georges GRATIANT est aussi une grande référence. « Le modèle césairien », s’il fallait user de ce vocable de propagandiste, c’est celui de nos contradictions poussées à l’extrême : « Nègre marron » autoproclamé et pâle autonomiste dans la réalité ; nationaliste déclaré mais politique timoré quant au moindre changement institutionnel ou statutaire ; prophète de « l’heure de nous même » mais sceptique quant à la capacité de la Martinique à s’assumer même « à petits pas »: « Sans vous nous ne serions rien » confiait le « Nègre fondamental » à un Premier Ministre Français d’un gouvernement de Droite.

Nous ne nous appesantirons pas sur la confusion notionnelle – qui n’est pas fortuite, entre « équité » et « égalité », ni sur l’assimilation hasardeuse de la Martinique à un « pays avancé ».

Tout à leur frénésie de réécriture de l’histoire, les nouveaux clercs de Plateau Roy gomment et raturent comme avant eux les bricoleurs de l’imaginaire. Par exemple, la figure incontournable de Georges GRATIANT, déjà cité, qui non seulement est à l’origine de la candidature de A.CESAIRE à Fort-de-France mais a été aussi premier adjoint de 1945 à 1956 d’un Maire domicilié à Paris et surtout l’homme qui a jeté les bases de la politique sociale et d’assainissement de Fort-de-France. Ils éludent aussi le fait que la Martinique est aujourd’hui une des régions de France où les inégalités se sont le plus creusées, où la pauvreté a le plus augmenté en nombre et en intensité et où le « lien social » s’est le plus dégradé tandis qu’on placarde sur toutes les routes à la manière nord-coréenne pour un coût de plus d’une centaine de milliers d’euros « La Martinique avance ». Mais dans quel sens et pour qui ? La plupart des travaux en cours, dont bon nombre de « chantiers prétextes » ou « chantiers témoins », n’améliorent pas le quotidien des Martiniquais et l’embauche des locaux en termes de volume et de type de contrat n’est pas ce qu’on dit. Par ailleurs, une part importante des millions injectés dans ces programmes est réinvestie hors de la Martinique par les sociétés internationales qui ont obtenu les plus gros marchés.

En conclusion, la rupture avec « l’économie de comptoir » et donc la mise en œuvre d’une « stratégie de réduction de nos dépendances » (S.HARPIN, Politique Publique, 25 mai 2012) est une vraie question qui travaille depuis de nombreuses années la conscience Martiniquaise et qui est devenue, particulièrement avec une récession qui semble être durable, un impératif catégorique qui ne peut plus être différé. C’est précisément pour cela qu’il ne faut pas en faire un motif de bavardage et de politique politicienne relayée par des intellectuels qui jouant de l’autorité que leur confère leur titre d’universitaire tentent d’en faire un gadget de « marketing politique » pour appâter le gogo. Les mots, surtout en période de crise généralisée vecteur de détresse sociale et de mal-être, doivent, autant que possible, permettre à la fois de penser l’existant et les mutations nécessaires, de fonder des représentations et des pratiques opérantes pour transformer le donné. Les mots ne doivent pas servir à créer de faux espoirs, à faire illusion et à tromper. « Nouvelle Gouvernance », « plan de relance », « pragmatisme », « socle », « impacter » « dédier », « diplomatie économique », « nouveau modèle » : vous nous saturez d’annonces et de formules creuses sans aucune prise sur la réalité pour vous maintenir au pouvoir et masquer votre échec. Le vrai débat devrait commencer par une réflexion honnête et sereine – à distance donc des « experts maison », sur vos avancées et vos difficultés par rapport à un « déjà là », à des objectifs et à un échéancier. Hélas, c’est aussi cela que ce texte de Messieurs Kinvi LOGOSSAH et Hector ELISABETH, avait pour but d’occulter…

Schoelcher le 22 octobre 2014

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