—Par Odile Nguyen-Schoendorff, professeur d’histoire de la philosophie.—
À travers les récentes manifestations contre le mariage pour tous, la droite a fait de la famille son fonds de commerce. Exhibant papys, mamys et poussettes, sous des bannières proclamant sur fond rose : « Papa, Maman et les enfants, c’est naturel », elle se drape dans une légitimité sacrée. Selon sa nouvelle égérie, Ludovine de La Rochère : « Tout homme a la famille inscrite dans son cœur. »
La gauche, avec les lois sur la famille, est suspecte de vouloir saper ce que l’humanité a de plus précieux, détruisant la morale et l’équilibre social, menaçant au nom de spéculations tortueuses et de jouissances perverses l’aspiration légitime des gens normaux au bonheur. La reculade du gouvernement de Hollande nous oblige à revenir sur ce que pourrait être une vision de gauche de la famille et dire que la gauche n’a pas attendu les gesticulations de la droite pour se pencher sur cette question. Qu’est-ce que « la » famille ? Dans nos mémoires résonne encore le célèbre anathème d’André Gide : « Familles, je vous hais ! Foyers clos ; portes refermées ; possessions jalouses du bonheur », qui stigmatise un certain type de famille, la famille bourgeoise, rétrograde, cellule de base de la société capitaliste. Celle où les enfants, futurs héritiers, sont la propriété exclusive de leurs géniteurs, précisément celle que veulent « sauver » les manifestants réactionnaires. Car la famille peut être tout autre chose. La famille, ce n’est pas seulement un phénomène naturel, c’est aussi une institution culturelle. Certes, le fragile enfant humain n’accède pas à l’autonomie aussi vite que le petit poulain, debout sur ses pattes quelques heures après sa venue au monde. Il requiert les soins prolongés de ses parents, avec qui il noue des relations d’attachement. Les sciences humaines (psychologie, ethnologie, histoire) montrent à la fois ce besoin naturel de l’enfant et la construction sociale du modèle familial. Selon l’ethnologue Claude Lévi-Strauss, les hommes, avec la prohibition de l’inceste, carrefour entre la nature et la culture, ont inventé le mariage et la famille, absente du règne animal, où maternage et couple sont éphémères parmi tous les modèles : matriarcat, patriarcat, partage… Chez l’humain, le patriarcat a dominé, mais Engels (dans l’Origine de la famille, de la propriété privée et de l’État) et Alexandra Kollontaï (dans la Famille et l’État communiste) ont dénoncé cette famille où « l’homme était tout, et la femme », esclave reproductrice, « n’était rien ».
La famille peut aujourd’hui être définie comme fruit de la liberté. La chape de plomb a fait son temps. Le mariage n’est plus obligatoire, comme dans l’Antiquité à Athènes, ni programmé à trois ans comme chez les Nambikwaras. Grâce aux luttes sociales, aux luttes des femmes et aux progrès de la science, chacun et chacune peuvent décider du choix de leur partenaire (avec ou sans mariage), et chaque couple peut décider d’avoir ou non des enfants, si oui, quand il l’entend. En outre, le mariage n’est plus une prison depuis 1975 (avec la loi ouvrant le divorce par consentement mutuel). La famille peut devenir alors lieu de l’égalité entre l’homme et la femme. La famille bourgeoise a trop longtemps été le lieu de l’oppression de la femme. La femme se libère en intégrant le monde du travail. Une fois la domination économique masculine révolue, tout peut être partagé entre l’homme et la femme, l’amour comme l’autorité. Et enfin, la famille peut s’identifier à un espace de transmission et d’ouverture sur la société. Engels n’a jamais proposé la disparition de la famille comme unité affective, comme premier lieu d’épanouissement de l’enfant. Fonction maternelle et fonction paternelle y sont également nécessaires, fussent-elles exercées par deux personnes de même sexe. Et la famille ne saurait se réduire à la famille nucléaire, mais elle peut s’ouvrir sur la grande famille. Celle-ci permet la transmission de valeurs humanistes, la lutte contre le « tout-à-l’ego », l’ouverture vers la société, et non le repli égoïste ; la crèche, l’école complètent l’éducation par la famille, structure en mouvement. « Mais quels éléments nouveaux viendront s’y agréger ? Cela se décidera quand aura grandi une nouvelle génération d’hommes » (Engels), c’est cette génération qui aujourd’hui réinvente et, loin de la ruiner, doit réenchanter la famille.
Odile Nguyen-Schoendorff,
http://www.humanite.fr/tribunes/cette-generation-reinvente-la-famille-559221