— Par Michèle Bigot —
Théâtre des Bouffes du Nord, 75018 Paris
Cette création de Joël Pommerat trouve son origine dans une série d’interviews menés auprès de nombreux parents pour le compte de la CAF du Calvados. C’est un homme de terrain, passionnément épris de culture, Jean Louis Cardi qui propose au metteur en scène d’écrire un spectacle à partir des propos recueillis dans les interviews.
Dès lors, il ne s’agit plus d’une enquête de sociologie sur la parentalité mais du matériau vivant d’un spectacle de théâtre. La consigne de départ : écrire à partir des propos recueillis conserve sa validité mais le matériau exige une refonte et une mise en forme qui le rende pertinent pour la scène. Comme le dit Pommerat l’intime doit de muer en dramatique. Telle est la loi de la scène. Tout ce qui est frappé du sceau de l’individuel doit y acquérir une dimension universelle. Tout ce qui est pris dans la contingence d’une situation sociale déterminée doit y être arraché pour devenir « u-topique », sans lieu, et partant, valide en tout lieu social. Par surcroît le texte acquiert une dimension littéraire d’intertextualité : en effet l’auteur n’hésite pas à citer un autre texte : une pièce d’Edward Bond, Jackets ou la min secrète.
On ne peut donc pas parler ici de retranscription mais bel et bien d’écriture dramaturgique, avec un vrai travail d’épuration et de mise en forme. Il s’agit maintenant d’aller à l’essentiel, et de construire un rythme dramatique. Pari gagné, au moyen de techniques théâtrales qui ont fait leurs preuves.
Espace scénique des plus dénudé, noir et blanc dominant sur le front de scène, jeu de lumière minimal mais efficacement centré sur les acteurs, soulignent les effets dramatiques. La couleur et la musique sont réservées au fond de scène, où se tiennent les musiciens , séparés de l’action par un écran qui laisse confusément deviner la forme des instruments, avec des jeux de relief et de couleur qui intensifient leur présence. Par ce jeu subtil avec l’apparence, le voile montre plus qu’il ne dissimule. Les quatre musiciens (cuivre, basse, percussions, clavier) saturent l’espace sonore jusqu’aux limites du supportable, alternant avec le silence chargé d’où émerge dans la douleur la parole des personnages.
Car, pour économe qu’elle soit, la parole des personnages est essentiellement dramatique. Le texte se distribue en une suite de saynètes, chacune d’elles donnant lieu à un échange entre parent et enfant. Toutes les facettes de cette relation parentale sont représentées, dans un dialogue bref, qui dégage dans une épure l’essence du drame relationnel, malaise, récriminations, rancœur, toutes les haines rancies ressortent dans une déflagration de parole. Chacun de ces dialogues est construit de façon à dégager progressivement sa force dramatique jusqu’à son acmé. Au moment où il atteint l’intensité maximale, il se brise dans le silence.
Le spectateur, captif de cette décharge émotionnelle dans laquelle il ne peut que reconnaître quelque chose de son vécu, reste médusé par la richesse et la variété de cette gamme de douleurs dans laquelle s’exprime la relation parentale. Car chacun est ou a été parent et/ou enfant ; nul ne peut échapper à ce tissu de culpabilité, de jalousie, de rancœur, de haine recuite où se déploie le drame de la relation familiale. Le plus dangereux étant alors d’imaginer qu’on va pouvoir donner force, lumière et bonheur à un enfant. Vibrant et douloureux paradoxe, par lequel les parents les plus toxiques sont souvent des « hommes de bonne volonté ».
Il s’agissait donc pour J. Pommerat de toucher juste et même de frapper fort, en évitant le pathos. Tout, dans cette mise en scène dit ce travail de retenue, de soulignement, de construction, en un mot de « mise en scène » au sens littéral, qui fait l’essence du texte théâtral. Savant équilibre entre l’échange langagier rapporté à son essence expressive, jeu des lumières, des sons , de l’espace, des mouvements. Tout fait signe dans un tel spectacle. Mais sur ce fond savamment dosé, c’est le jeu des acteurs qui emporte la conviction.
Ils sont six, tous plus justes les uns que les autres, à porter sur leurs épaules la violence de cette relation impossible et nécessaire : Saadia Bentaïeb, Agnès Berthon, Lionel Codino, Ruth Olaizola, Jean-Claude Perrin et Maria Piemontese ; Autant de comédiens expérimentés, polyvalents, dont le jeu physique n’a d’égal que la plastique de leur voix. Ils portent avec tout leur corps le trouble ou la douleur que leur parole cherche à exprimer.
Contrairement à certains metteurs en scène, dont le bavardage narcissique finit par incommoder voire exaspérer le public le plus bienveillant, J.Pommerat a compris que la brièveté du spectacle sert son intensité. Une telle déflagration n’est pas faite pour durer.
Paris, le 22-09-2014
Michèle Bigot