— Par Yves-Léopold Monthieux —
Par sa forte personnalité et sa capacité de convaincre, au vu de la durée de son magistère et des moyens à sa disposition, Alfred Marie-Jeanne (AMJ) pouvait faire des grandes choses pour la Martinique. Parvenu au bout du chemin, cet homme de pouvoir sans partage ne transmet ni doctrine ni théorie et ne laisse ni successeur ni disciple ni, peut-être, un vrai parti politique. Je ne m’étendrai pas sur les méandres de son long parcours politique que j’ai résumé dans le livre Alfred Marie-Jeanne a bouclé sa révolution, sinon rappeler que son talent exceptionnel était d’abord au service de sa personne. Cependant les critiques négatives qui ont pu lui être faites sur son bilan politique doivent être relativisées.
Lorsqu’au début de la campagne des législatives de juin 1981, Aimé Césaire fit adopter par le PPM la suspension de la revendication autonomiste, le troisième grand moment de sa vie politique active après la départementalisation et sa démission du parti communiste, les deux seuls adversaires notoires de cette décision furent Guy Cabort-Masson et Alfred Marie-Jeanne. Le premier l’exprima dans sa « lettre à Aimé Césaire », le second par une tonitruante dénonciation qu’il formulera plus calmement à la mort de Nelson Mandela par une assertion, à mon avis discutable : « Mandela n’était pas un homme de moratoire ». Notons que contrairement à la légende, Pierre Aliker n’avait pas voté contre le moratoire. Et pour cause, il avait quitté la réunion bien avant le vote. Par la suite, il en partagera toutes les déclinaisons.
Pour en revenir à AMJ, on ne sait quelle motivation l’avait emporté dans l’affaire du moratoire, entre la pureté idéologique de l’intéressé et l’animosité qu’il nourrissait envers Aimé Césaire depuis la rencontre manquée en 1973 du PPM et de la Parole au peuple. En effet, il a eu lui aussi son propre « moratoire » que j’ai considéré comme une véritable renonciation : l’abandon de la revendication de l’indépendance. Reste que l’histoire de Chaben est celle de la quête, réelle ou simulée, d’une évolution institutionnelle dans les limites de l’autonomie. La manifestation la plus spectaculaire fut la Déclaration de Basse-Terre qui avait regroupé les trois présidents de région de Guadeloupe, Guyane et Martinique. Il convient de mettre à son actif qu’il avait su convaincre de son projet la sulfureuse Lucette Michaux-Chevry et le socialiste modéré Antoine Karam.
Puis grâce à son opiniâtreté, AMJ allait obtenir de Jacques Chirac la modification de l’article 74 de la constitution qui a rendu possible la création de collectivités nouvelles et la consultation des électeurs sur le statut. Les deux consultations de 2003 et 2010 furent « arrachées » par le même homme à un Chirac hésitant et un Sarkozy calculateur. La première proposait une évolution dans le cadre de l’article 73, tandis que, plus audacieuse, la seconde visera à la modification du statut dans le cadre de l’article 74, l’article de l’autonomie. Les deux tentatives avaient échoué, se heurtant notamment à l’opposition du parti du moratoire, le PPM. Cependant le manque de réalisme de la seconde autorise à s’interroger sur le véritable objectif de Chaben. Celui-ci n’avait-il pas juste voulu donner la preuve devant l’histoire de sa verticalité idéologique ? En effet, en grand connaisseur de l’électeur martiniquais, il ne pouvait pas ignorer que cette proposition était vouée à l’échec. D’ailleurs, cette incertitude n’avait pas échappé au président Sarkozy, lui-même, qui fixa 15 jours plus tard un projet de substitution, sensiblement le même qu’en 2003 AMJ avait obtenu de Chirac. Son adoption par les électeurs allait conduire à la création de la collectivité territoriale de Martinique (CTM). Ainsi donc, pendant trente ans on avait beaucoup souhaité une collectivité unique, mais c’est AMJ qui a agi concrètement en ce sens. La collectivité unique n’existerait pas aujourd’hui sans son opiniâtreté, on serait encore comme en Guadeloupe une région et un département.
Succédant à Lucette Michaux-Chevry, le prudent Victorin Lurel se méfia d’une aventure qui avait selon lui « une odeur de largage », d’où le décrochage de la Guadeloupe de la troïka de Basse-Terre. Moins friands des aventures institutionnelles et tout à leurs objectifs de développement, il était pour nos voisins urgent d’attendre et de voir comment cela se passerait en Martinique. Onze ans plus tard, ils n’ont pas l’air de le regretter. Par ailleurs, AMJ peut s’énorgueillir d’avoir été à l’origine non seulement des nouvelles collectivités de Martinique et de Guyane, mais aussi de la naissance de deux collectivités de l’article 74 que sont St Martin et St Barthélémy. Reste qu’en s’investissant personnellement pour « l’article 74 », Alfred Marie-Jeanne avait pris un risque qu’il a payé en perdant, trois mois plus tard, la présidence de la Région.
Autre aspect jamais évoqué le long exercice politique d’AMJ a permis de dédiaboliser la notion d’indépendance en lui enlevant sa substance. N’est-ce pas une phase de la déconstruction de l’électorat martiniquais qui, en votant pour un candidat autonomiste ou indépendantiste, a l’assurance d’avoir affaire à un assimilationniste ? « Marie-Jeanne n’est pas indépendantiste », disait-on dans tous les milieux, certains suggérant par ailleurs qu’il était un nationaliste de droite. Ainsi neutralisée, l’idéologie nationaliste des Martiniquais est devenue une eau de café qui ne donne pas du nerf au mouvement indépendantiste. Ayant cessé d’être le fardeau interdisant à tout militant d’envisager une fonction au niveau national, les idées de rupture des parlementaires martiniquais ne feront pas trembler les lustres de l’Assemblée nationale.
Ce phénomène de dédiabolisation n’existe pas en Guadeloupe ou l’équivalent de Marie-Jeanne n’a pas existé. Les positions des politiques de ce département sont plus classiques et leurs comportements à l’égard de l’Etat n’en sont que moins ambigües : les élus de gauche ou de droite qui jouent généralement le jeu républicain se font élire députés et deviennent ministres, alors que les séparatistes ne vont pas au-delà de fonctions électives locales.
Tous ces petits cailloux posés au fil de cinquante années de politique ont permis d’outrepasser la consigne de Césaire. En définitive, si celui-ci a été le chantre de l’autonomie, c’est AMJ qui en a été l’animateur.
Fort-de-France, le 29 juin 2022
Yves-Léopold Monthieux