— Par Dany Laferrière —
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Dany Laferrière |
Dans quelle langue écrivez-vous ?, me demande Le Monde. Bien sûr le mot langue qui tient un certain nombre d’écrivains, ceux du Tiers-monde notamment, à la porte de la littérature – on arrivera un jour à la question du style -, est encore là, mais la vieille question a changé si radicalement de forme que j’ai dû la relire trois fois pour bien la comprendre.
J’étais habitué à ce qu’on me fasse le reproche de ne pas écrire dans ma langue maternelle. Comme si un huissier m’indiquait brutalement que le terrain sur lequel je venais de construire ma maison ne m’appartenait pas. Avec cette dernière question, j’ai l’impression d’avoir enfin le choix. Un vent frais. Et si je la garde un peu dans ma main, la retournant dans tous les sens, comme un enfant fait avec un objet étrange et beau qu’il vient de trouver et dont il se demande à quoi ça peut bien servir, c’est que je veux savourer le moment. En vingt-cinq ans de présence sur la scène littéraire, c’est la première fois que je ne me gratte pas l’avant-bras avant de répondre à une question.
Ceux qui écrivent dans leur langue maternelle, ignorant le drame des pays conquis, ne comprendront pas ma surprise. Au pire, ils se demanderont si le Journal n’est pas en train de prolonger l’interrogatoire de l’agent d’immigration. Au mieux ils y verront un rapport avec le style. La langue littéraire. Le moi écrivain. Ce sera pour eux un moyen pour expliquer à ces gens bornés de la droite identitaire que la littérature est une fenêtre par où s’envole l’esprit, que la nation tente justement de garder enfermé. Ce sera pour ces écrivains, à qui personne n’a jamais reproché de ne pas écrire dans leur langue maternelle, une bonne occasion pour souligner que c’est le regard qui fait la grammaire et non le contraire. L’écriture étant plus une posture qu’une servitude. Je sens pointer un nouveau débat.
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Dans quelle langue écrivez-vous ?, me demande Le Monde. Bien sûr le mot langue qui tient un certain nombre d’écrivains, ceux du Tiers-monde notamment, à la porte de la littérature – on arrivera un jour à la question du style -, est encore là, mais la vieille question a changé si radicalement de forme que j’ai dû la relire trois fois pour bien la comprendre.
J’étais habitué à ce qu’on me fasse le reproche de ne pas écrire dans ma langue maternelle. Comme si un huissier m’indiquait brutalement que le terrain sur lequel je venais de construire ma maison ne m’appartenait pas. Avec cette dernière question, j’ai l’impression d’avoir enfin le choix. Un vent frais. Et si je la garde un peu dans ma main, la retournant dans tous les sens, comme un enfant fait avec un objet étrange et beau qu’il vient de trouver et dont il se demande à quoi ça peut bien servir, c’est que je veux savourer le moment. En vingt-cinq ans de présence sur la scène littéraire, c’est la première fois que je ne me gratte pas l’avant-bras avant de répondre à une question.
Ceux qui écrivent dans leur langue maternelle, ignorant le drame des pays conquis, ne comprendront pas ma surprise. Au pire, ils se demanderont si le Journal n’est pas en train de prolonger l’interrogatoire de l’agent d’immigration. Au mieux ils y verront un rapport avec le style. La langue littéraire. Le moi écrivain. Ce sera pour eux un moyen pour expliquer à ces gens bornés de la droite identitaire que la littérature est une fenêtre par où s’envole l’esprit, que la nation tente justement de garder enfermé. Ce sera pour ces écrivains, à qui personne n’a jamais reproché de ne pas écrire dans leur langue maternelle, une bonne occasion pour souligner que c’est le regard qui fait la grammaire et non le contraire. L’écriture étant plus une posture qu’une servitude. Je sens pointer un nouveau débat.
Au risque qu’on me ferme la porte au nez, je vais continuer à savourer la question. Je la trouve enjouée, subversive, toute pleine de surprises. J’aurais bien aimé la poser à Diderot, celui du début du Neveu de Rameau. C’est une question qui invite à s’asseoir sur un banc de parc par une journée de printemps. Si vous savez dans quelle langue vous écrivez, c’est que vous êtes tout sauf un écrivain. C’est croire que vous couper les veines vous permettra de mieux voir courir votre sang. Je vous assure que ce n’est pas chaque jour qu’on croise une question qui ne semble pas chercher de réponse. Elle laisse soupçonner, et ce n’est pas rien, que la langue littéraire n’est pas celle du pays où l’on est né.
Mais ôtez-moi de ce léger doute. Dans quelle langue écrivez-vous ? On ne s’attend pas, j’espère, à une réponse de premier niveau, où j’aurai à expliquer que j’écris en français même si ma langue maternelle est le créole. Il m’est déjà arrivé de voir de la subtilité là où il n’y en avait pas. Je ne risque rien de tel avec Le Monde. J’ai bien compris : c’est une question raffinée. Je ne m’emballe pas pour rien. C’est qu’un tel luxe se fait rare de nos jours. Alors je me souviens avoir dit à mon traducteur américain à propos de mon premier livre : ce sera facile à traduire car c’est déjà écrit en anglais, seuls les mots sont en français. Et pour prouver que je peux écrire en français dans toutes les langues du monde, j’ai titré l’un de mes romans : Je suis un écrivain japonais.
On écrit précisément pour quitter son corps et l’espace où l’on vit. Pour être un autre. J’écris dans la langue de celui qui est en train de me lire.
Dany Laferrière