Césaire et Hayot : la reconnaissance est l’objet d’une exigence

— Par Victor Lina —

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« Quelques mots écrits pour dire psy »

En 1995 et non en 1996 comme nous l’avions écrit dans un article intitulé « l’empire de la raison 1», Solange ADELOLA FALADE énonce en présence d’Aimé CESAIRE qu’elle appelle « maître », les propos suivants : « Je voudrais revenir sur ce qu’a été l’exigence de MANDELA et des siens. Dans la légende et, surtout, avec l’expérience que la psychanalyse nous a donnée, nous savons que PENIA est, disons, dans cette position féminine où quelque chose est à exiger à l’autre… est à exiger de l’autre parce qu’il y a la différence sexuelle et que, pour une femme, pour pouvoir être sur ce plan où le dialogue est possible avec un homme, il n’y a qu’un biais, celui de l’amour. Ici, je ne veux pas développer mais je voudrais surtout dire que, pour nous, psychanalystes, il n’est pas question ni d’infériorité ni de supériorité : c’est autour de ce qui fait la différence, la différence des sexes que ceci se pose. Donc, l’exigence de PENIA c’était l’amour de POROS. L’exigence de ces hommes qui ont lutté, l’exigence de MANDELA, ce n’était nullement l’amour. C’était que leur soit reconnue la dignité d’homme. Et je pense que c’est parce qu’ils s’en sont tenus à cela – ô combien, avec quelle férocité, si je puis dire –, c’est parce qu’ils s’en sont tenus à cela qu’on a pu connaître ce que nous connaissons, il n’y a pas eu ce qui était craint, ce déferlement de la haine. Parce que, avec l’amour, il y a son envers, c’est la haine. Et s’ils avaient lutté pour être aimés et non pas pour être reconnus comme des hommes dignes de porter ce qu’un être humain doit porter, quel qu’il soit, s’ils avaient lutté pour autre chose, croyez-moi, vraisemblablement ils auraient été mal aimés et c’est à ce moment-là que le pire aurait pu se passer. 2»

La question de la reconnaissance est l’objet d’une exigence nous dit FALADE. Ce serait ce à quoi Nelson MANDELA se serait attaché. Mais quelle est la pertinence de cette exigence à terme ? La reconnaissance est dans la construction hégélienne ce qui marque la dette que le vaincu contracte vis-à-vis du vainqueur. La reconnaissance fait naître le maître, l’institue, elle en est la condition même car le maître n’est pas sans la reconnaissance venant de l’esclave.

Le maître, tout du moins, le maître de la phénoménologie de l’esprit, avant de faire discours, est la résultante de cette construction de l’esprit qui se partage avec l’esclave. Il y a entre le maître et l’esclave et à leur insu, une connivence à sublimer le réel de la mort pour l’y substituer, un motif temporaire de lien, la reconnaissance de dette de vie et dans le même temps la légitimation du maître et de son corrélat, le service, service auquel est attaché l’esclave.

Dans le discours de FALADE, il est question non d’être reconnaissant mais d’être reconnu. Comment peut-on se faire reconnaître autrement que dans la lutte et qu’à cet instant de trêve ou d’armistice où l’un reconnaît et où l’autre est reconnu.

Si Frederik De KLERK reconnaît MANDELA, c’est qu’il lui attribue un instant la possibilité d’être son maître moyennant certaines conditions à savoir d’obéir aux règles de la démocratie garantie par l’expression du suffrage universel. Le maître reconnu par ces deux figures historiques à la fois, est une fiction, est un grand Autre, est un principe qui les dépasse, est un arbitraire parmi d’autres, qui en cette occasion, trouve sa réalité dans l’arbitraire admis du suffrage universel.

En 2001, Aimé CESAIRE, ayant répondu à l’invitation de Bernard HAYOT, vient, un beau matin, planter un arbre dans l’enceinte d’une propriété habitée des vestiges coloniaux ; l’habitation Clément, il accompagne sa plantation d’un discours sous la forme d’une allégorie d’allure sylvestre.

Pourquoi Aimé CESAIRE ? Aimé CESAIRE en tant que figure, en tant que personnalité sans doute. Aimé CESAIRE en 2001 est un martiniquais dont la notoriété est mondiale et dont l’autorité morale et politique est indéniable dans son pays natal. CESAIRE n’est pas avare de déplacements quand il s’agit d’aller à la rencontre d’enfants et de valoriser la culture, l’éducation, d’aller à la rencontre de personnes en détresse, pour le reste ses choix sont très sélectifs.

Pourquoi Bernard HAYOT ? Il est aussi une personnalité, c’est un chef d’entreprise, l’insigne représentant de ce que Guy CABORT-MASSON a appelé les puissances d’argent en Martinique, l’héritier d’une des familles d’anciens colons dite de békés, appartenant à la mémoire collective de ce pays et dans ces circonstances réunies, une figure sociale majeure.

En 2013, à l’occasion du centenaire de la naissance du poète, une soirée commémorative fut organisée autour de cet arbre, un courbaril. Serge LETCHIMY, président du Conseil Régional et leader du parti fondé par Aimé CESAIRE, prononça un discours suivi de celui du propriétaire des lieux, Bernard HAYOT.

Évidemment, Bernard HAYOT n’est pas un maître, de même que Serge LETCHIMY n’est pas un esclave. Pourtant, le réel de la mort en jeu en probable position de vérité est toujours à l’œuvre dans ce que représente ce Courbaril, ce bois mitan et vivant.

Ces hommes prononcèrent des discours à partir de leur place respective. Ils sont dignes, chacun porte avec dignité sa condition d’humain. Mais si cela est nécessaire, est-ce suffisant ?

Pour en arriver là, il a fallu traverser, les premières étapes de la dialectique de la reconnaissance. Échapper à la mort et servir, sourire à la mort et être servi, puis se servir presqu’à mort. S’y intercalent, la reconnaissance comme dû, la reconnaissance comme acquis puis cette fiction, sans doute, nécessaire, de la réciprocité. Nécessaire, car procédant de l’identification imaginaire. Mais, ajoutons comme un refrain, est-ce suffisant ?

Nous sommes tous égaux en droit, pouvons-nous admettre être tous différents également, en droit. Sinon, à quel registre peut-on se référer pour considérer nos particularités ?

Serge LETCHIMY dans un des discours qu’il a prononcé, dit du Courbaril : « Non, il ne s’agit point de l’arbre de l’oubli dont la sève serait un baume cicatrisant superficiellement un corps à l’épiderme contrariée, mais la matérialisation d’une détermination ; à refuser toute forme de fatalisme, à refuser d’être les spectateurs oisifs de notre propre construction orchestrée par d’autres, à refuser de considérer la division comme seul moyen d’exister ou de rayonner. » Il poursuit : « C’est aussi la volonté opiniâtre de l’égalité des droits et la reconnaissance du droit à la différence, comme moyens de parvenir à l’émancipation et à un développement économique et social responsable. 3»

Nous pouvons nous interroger sur ce dernier point : La reconnaissance est-elle compatible avec le droit ? Le droit dans la version du libéralisme admet l’égalité en prenant appui sur la fétichisation de l’objet dont la monnaie constitue l’illustration majeure. Tous égaux nous avons droit aux mêmes objets.

Néanmoins, la reconnaissance ne se prête pas, sauf à lui faire subir un tour de force, à la symétrie. Dans le cas où la reconnaissance serait de droit, elle serait le signe une annulation de la dette et de sa caducité même.

De nos jours, la reconnaissance ne peut être qu’asymétrique faisant face à une reconnaissance parallèlement asymétrique. La reconnaissance n’est alors pas réciproque ni mutuelle mais partagée. Dans cette perspective, les dettes sont maintenues au moins en ce qui concerne la part inaliénable de l’objet.

La reconnaissance de dette de vie est voilée par le désir de retrouvaille qui tend à être confondu avec l’amour.

La reconnaissance s’accorde avec le service, soulignons-le, en ce sens, la reconnaissance est asymétrique car si on peut être tour à tour servi et servant, c’est en occupant une place singulière que l’on est servant et c’est occupant une toute autre place que l’on est servi.

Bernard HAYOT dans un discours qu’il prononça ce même soir, donna à entendre ces phrases que nous avons relevées : « Ce soir, je suis fier d’avoir pris l’initiative d’inviter Aimé CESAIRE à planter ce Courbaril il y a douze ans. Je suis fier qu’il ait accepté.4 »

Cette phrase lumineuse indique, en première analyse, que du point de vue de la dialectique de la reconnaissance, ce Courbaril ne servirait pour l’instant qu’à cacher l’immense forêt du malaise colonial.

Bernard HAYOT dont on peut souligner la volonté probablement sincère de faire un pas en avant vers l’autre, indique tout simplement qu’il se reconnaît, qu’il se sert, qu’il est à son propre service. Et pourtant, ce propos est déjà en soi osé. Mais en quoi ?

En effet quand son auteur se dit fier d’avoir invité Aimé CESAIRE, on peut se demander à quelle parole renvoie ce propos : sinon, peut-être, à celle traduisant une honte supposée, d’un déshonneur qui pourrait être infligé à de potentiels absents ou à certains présents qui pensent tout haut leur mépris affolé.

HAYOT se dit ensuite fier que CESAIRE ait accepté son invitation. Comment quelqu’un peut-il être fier qu’une personne accepte son invitation. De quel défi cela relève-t-il? Où est, où pourrait être, l’audace? Cette phrase est sans doute la plus intime de tout le discours. Elle laisse entendre une double possibilité, celle d’un sentiment d’être en dette vis-à-vis de CESAIRE que HAYOT masque ou dénie (en écho à la phrase qui précède), en évitant le choix d’une formule comme : « je suis honoré qu’il ait accepté ou je suis fier aujourd’hui ; qu’hier, il m’ait fait l’honneur d’accepter. » qui suppose une once de renoncement, ou, au contraire, celle d’une impossibilité d’inflexion de la part d’un homme qui sait ce qu’il représente historiquement, socialement, politiquement et économiquement.

Dans le premier cas le Courbaril serait symboliquement opérant mais encore lesté du symptôme social. Dans le second, il demeure un gadget, un objet qui s’affiche comme fétiche.

Mais Bernard HAYOT, même s’il peut être considéré à partir de ce qui détermine une partie de son existence à savoir sa position sociale et le pouvoir qui en découle, il ne peut être identifié à cet écran, il n’est ni le maître, ni même le maître affaire, il n’est pas non plus le chef de clan ou de caste.

Si l’on admet la première hypothèse, il ne peut être un emblème fétiche devant un arbre fétiche.

De même, Serge LETCHIMY, s’il détient la qualité de président du conseil régional, et celle de figure majeure du parti progressiste martiniquais, il n’est ni le maître, ni le chef, non plus.

La question qui demeure ne concerne donc pas un homme ou deux, aussi exemplaires soient-ils, mais un peuple, un pan de l’humanité.

La question qui demeure serait de poser ces actes dans une enceinte éclatée qui intègre et déborde le cadre de l’habitation. Avec comme enjeu celui d’habiter et de déshabiter l’habitation et ceci est aussi valable pour le fond, la cour, etc.

L’idée d’inviter et de s’inviter est ébauchée, elle vise, peut-on espérer, le déploiement de la parole car l’échange de discours ne peut être qu’une étape qui mérite d’être dépassée.

Il faut encourager les prises de paroles convenues au risque des paroles incongrues, l’expression d’une parole respectueuse pas sans l’irrespectueuse échappée, nous devrions dire la « dérespectueuse » irrévérence pour accorder une place pacifiée, ou en vue de l’être, au malaise, au traumatisme, à nos violences quotidiennes dans le verbe contrarié, dans l’aphasie sélective ou le bégaiement presque inaudible.

L’invite à la parole vise selon nos utopies d’abord à se mettre au service, à se mettre au service d’une exigence commune à partir de places déterminées et distinctes.

Ce sont, sans doute, les seules reconnaissances que l’on pourrait envisager avec l’espoir et non la garantie, de faire face au péril qui nous menace.

Bernard HAYOT et d’autres, Serge LETCHIMY et d’autres pourraient aller plus loin en proposant en divers lieux, publics et privés, la poursuite de cette ouverture autour d’un Courbaril, d’un Fromager, d’une œuvre aussi.

Que chacun de nous ait l’audace d’inviter et de s’inviter en 2014, tout en exigeant que plusieurs politiques de convictions différentes, plusieurs chefs d’entreprises, plusieurs personnalités donnent une once de leur être pour fonder, une résolution, l’écriture inachevée d’un pacte, ou encore un armistice social et culturel, non définitif, et non exclusivement commémoratif.

Non définitif, car il convient bien de baisser les armes. Mais il ne s’agit point de s’édenter par peur de nos propres morsures, il ne s’agit pas de dénier la fonction de la pulsion de mort à l’œuvre chez chacun de nous.

Non définitif mais répétitif, itératif. Tachons, ainsi, de donner une place à l’écriture de nos entendus et malentendus et d’empoigner fermement les armes miraculeuses du verbe.


Victor LINA

Illustration de Madinin’Art : « La reconnaissance infinie » de René Magritte

2 ADELOLA FALADE Solange, Penia et Poros du récit mythique à l’évènement historique dans Portulan, p. 139-144, ed. Jutta Hepke Fort-de-France, MARTINIQUE, 1996

3 Publié dans Antilla, n°1593, Le Lamentin, MARTINIQUE, 2014

4 Idem.