Je t’aime : « Locution. Expression la plus répandue pour exprimer à quelqu’un qu’on l’aime, qu’on a une très forte affection pour lui. » Une définition si simple et un aveu si compliqué. Si certaines le disent naturellement et fréquemment, pour d’autres, l’expression reste coincée au fond de la gorge. Plusieurs raisons expliquent ce blocage. Témoignages et analyses du psychanalyste Saverio Tomasella et de la psychologue clinicienne Geneviève Djénati.
En ce moment « Édouard et moi sommes en couple depuis six ans. Je ne lui ai jamais dit « je t’aime », alors que je l’aime, évidemment. Au début de notre relation, il me demandait si je l’aimais. Je lui ai répondu que je ne disais pas « je t’aime » comme on dit « bonjour », que c’était lourd de sens et que je ne le dirai qu’à l’homme de ma vie. » Après six ans de relation, Charlotte, étudiante en droit de 26 ans, sait bien qu’Édouard est l’homme de sa vie. Pourtant, elle ne prononce toujours pas les trois mots magiques : « C’est devenu un jeu entre nous. On ne s’est jamais dit « je t’aime ». Quand j’ai besoin de l’entendre, je lui demande : « Tu m’aimes bien ? » Il me répond : « Bien plus que ça. » »
Charlotte n’est pas un ovni du genre humain. Si pour certaines dire « je t’aime » ne demande aucun effort, semble naturel et relève presque de l’inné, pour d’autres, les trois mots restent coincés au fond de la gorge. Bien qu’elles soient amoureuses de leur partenaire, elles n’emploient pas la phrase magique et utilisent d’autres biais pour exprimer leurs sentiments.
« En disant « je t’aime », on donne du pouvoir à l’autre »
Cette absence de déclaration ne signifie pas qu’il y a absence de sentiments. Elle révèle une peur que le temps n’apaise pas. La peur de s’exposer et d’être vulnérable. La crainte aussi que l’autre s’empare du « je t’aime » comme d’un trophée, pour dominer. Pour la psychologue clinicienne des couples et des familles Geneviève Djénati, dire « je t’aime » demande avant tout de la confiance en l’autre : « En disant « je t’aime » à son partenaire, on lui donne du pouvoir. Comment lui donner de l’importance si l’on ne lui fait pas confiance ? » Il faut aussi avoir confiance en soi, car « c’est un aveu de soumission qui peut être difficile à accepter. C’est aussi prendre le risque que l’autre prenne la fuite et qu’il ne réponde pas favorablement », ajoute la psychologue….
À 50 ans, Anne, institutrice en concubinage depuis trente ans, n’a jamais pu dire « je t’aime ». « Peut-être pour me protéger, ne pas dévoiler mes faiblesses. » Elle le dit en revanche aisément à ses enfants, parce qu’elle ne prend pas de risque et sait qu’ils « l’aimeront toujours et ne se sentiront pas plus forts » qu’elle. Hervé, son concubin de 53 ans, s’est accommodé de cette situation, ce qui ne l’empêche pas de souffrir : « Quand on est témoin de démonstrations d’affection chez d’autres, ça fait un peu de peine. Je la trouve parfois dure. Je sais qu’elle m’aime parce qu’elle me le prouve, différemment. Mais j’aurais besoin d’entendre un « je t’aime ». »
Aude, assistante commerciale de 25 ans, avoue avoir eu beaucoup de difficultés à prononcer les trois mots à celui qui a été son petit ami pendant quatre ans. Par pudeur, mais aussi parce qu’on n’a jamais vraiment dit ces mots dans sa famille. Elle raconte : « J’ai été une enfant aimée, mais cela n’était pas forcément verbalisé. Mon père communique peu, ma mère exprime plutôt son amour dans les faits. De manière générale, je n’ai pas l’habitude de parler de mes sentiments. Quand on me dit « je t’aime », cela me touche, mais je suis gênée. » « La culture familiale est souvent déterminante », explique le psychanalyste Saverio Tomasella (1). C’est là que l’on forge son idée de l’amour et ses repères. « Parfois, les mots d’amour étaient mal vus ou mal venus dans la famille pendant l’enfance. Les parents n’en disaient pas à l’enfant ou ne s’en disaient pas entre eux. »
La sacralisation de l’expression
Pour d’autres, une étape difficile, un choc, voire un traumatisme dans l’enfance, peut littéralement couper des sentiments, « pour se protéger de la douleur. Il y a comme une zone morte en soi », ajoute le psychanalyste. Ce qui ne veut pas dire qu’ils ne ressentent rien. « Ils évitent d’exprimer leur amour pour ne pas se mettre en danger », précise Geneviève Djénati. D’autres, meurtries par une histoire d’amour chaotique ou qui s’est mal terminée, choisissent de ne plus le dire pour éviter de s’engager affectivement dans la relation. En somme, maîtriser pour ne plus être aussi dévastée.
Si Charlotte n’a jamais prononcé l’expression en six ans de relation, ce n’est ni par pudeur, ni parce que le modèle familial qu’elle a connu l’en empêchait, mais par idéalisme. « Depuis que je suis en âge de sortir avec des garçons, j’ai clairement sacralisé ces mots et mis un point d’honneur à les dire uniquement avec sincérité. » Sauf que ce moment rêvé, celui d’un amour parfait, n’est jamais arrivé. Chaque fois qu’elle a caressé l’idée de parler à son ami, une dispute ou une petite déception sont venues semer le doute. Pour le Dr Tomasella, cette retenue est liée aux films, aux romans, à la publicité et à la télévision qui ont galvanisé la profondeur et la force de l’expression : « Cela devient comme un idéal trop important pour le banaliser. À force de se freiner, certaines personnes finissent par ne plus le dire. » Dans son couple, Charlotte reconnaît qu’ils se disent « tout sauf ça », et se plait à imaginer le jour où la déclaration sera faite : « J’ai l’impression qu’on attend un moment incroyable pour se le dire. Je me demande si je vais lui dire quand on fait la vaisselle ou bien pendant des vacances de rêve. »
« Un besoin fondamental de l’humain »
Étrangement, il est parfois plus facile de laisser échapper un « je t’adore », perçu comme plus léger. Certaines craignent la notion d’engagement que renvoie le « je t’aime ». Il est vrai qu’il y a quelque chose de catégorique, de grave dans ces trois mots. L’expression relève de l’intime. « Prononcés au sein du couple, ces mots ont un caractère définitif. Il est d’autant plus difficile de les dire qu’il est compliqué de dire plus tard « je ne t’aime plus » », ajoute la psychologue Geneviève Djénati…