— Par Philippe Pierre-Charles et Max Rustal (Grs) —
Les vives réactions à l’annonce d’un possible retour de trois professeurs dont les lourdes sanctions disciplinaires ont été annulées en raison d’un problème de procédure mais non sur le fond, sont légitimes. Mais cette affaire largement médiatisée invite aussi à s’interroger sur le phénomène d’une corruption rampante qui semble se propager irrésistiblement par les canaux de l’économie globalisée, tous pays confondus. Création humaine, cette gangrène impactant en profondeur le fonctionnement des institutions, est-il une fatalité, ou pouvons-nous le combattre avec des chances de succès ?
Un retour intempestif
L’indignation exprimée à la perspective d’un retour des naufragés du Ceregmia à leurs postes – on pourrait dire à leurs affaires – est légitime. Notre propos n’est pas d’entrer dans les arcanes judiciaires du fond et de la procédure, mais lorsque les enquêtes administratives et médiatiques ont déjà mis sur le tapis une telle marée de bizarreries, d’indélicatesses, de manœuvres suspectes et de turpitudes, on ne peut que dire son ahurissement devant cet éventuel retour intempestif des concernés sur les lieux du crime. Il existe pourtant un usage de « mesures conservatoires » qui pourrait permettre d’éviter ce qui ressemble à une provocation aussi malséante qu’absurde. Il nous semble que les dispositions de droit commun ne nécessitant qu’une faible dose de courage ne seraient nullement au désavantage du trio concerné, à supposer que le but de l’opération serait de leur faire bénéficier de la présomption d’innocence. En effet, leur reparution devant les instances disciplinaires et la concrétisation du volet judiciaires ne devant guère tarder, on ne peut que désapprouver un retour précipité en exécution du jugement d’annulation des sanctions disciplinaires. Une mise en scène indiscutablement pénible et dangereuse pour les parties, et de surcroit moralement nocive pour la collectivité universitaire comme le pays.
Loin de l’incident isolé
L’occasion est toutefois propice pour que la société martiniquaise s’interroge sur l’un des problèmes les plus universels et les plus symptomatiques du capitalisme globalisé : la corruption, avec son corollaire obligé de bombances extravagantes avec l’argent de citoyens majoritairement démunis. De la Corée à la France, de l’Espagne au Brésil, de l’Afrique du Sud aux États-Unis, de la Russie à Israël sans oublier la Chine, ce mal est partout et sape en profondeur les bases économiques et morales de toutes les sociétés contemporaines. Nous sommes en quelque sorte à la mode, mais rien ne nous obligera jamais à nous résigner.
Pour combattre ce fléau, l’indignation est nécessaire mais pas suffisante. D’abord elle serait de peu d’efficacité si elle se révélait sélective. Sans avoir besoin des dons de Sherlock Holmes, on peut affirmer qu’il a existé un système, assez peu ragoûtant, à l’université des Antilles et de la Guyane, de petits passe-droits, de privilèges indus, d’avantages échangés et de combines, auxquels certains n’ont su résister. Une certaine presse qui a dans l’affaire Ceregmia fait preuve d’une louable perspicacité, devrait avoir les moyens d’élargir les investigations. On peut d’ailleurs se demander si le souci d’apaisement d’aujourd’hui n’est pas lié au chantage silencieux des mis en cause sur le mode du : si on m’embête trop…
Ensuite, si l’indignation n’est pas sélective, elle déviera vite sur une question annexe, prosaïque mais fatale : que faire quand des connaissances ou relations plus ou moins proches semblent être prises la main dans le pot de confiture ? La moindre des choses serait dans ce cas d’observer une certaine circonspection, sauf quand on peut démontrer de façon crédible qu’on est face à une manipulation de l’ennemi, comme lors du renversement réussi de Dilma Roussef au Brésil. Par contraste les cris d’orfraie poussés par Yann Monplaisir face aux interrogations judiciaires pesant sur Alfred Marie-Jeanne et sa famille avaient quelque chose de pathétique. N’eût il pas été plus civique et approprié, aussi inconfortable que cela puisse être, d’attendre d’en savoir un peu plus non pas en faisant une confiance aveugle dans « la justice de mon pays » – une formule si galvaudée qu’elle est vide de tout sens – mais dans le recoupement des diverses investigations.
Phénomène multiforme
Il est vrai que chacun doit garder à l’esprit les degrés et les proportions de circonstance dans l’analyse du phénomène multiforme et plus ou moins sophistiqué de la corruption moderne. Un avantage modique donné à un parent ami ou allié est un premier pas crucial, celui qui dit-on importe le plus. Assurément répréhensible, il n’a pas le même impact que les sommes astronomiques et l’organisation ruineuse dont il est question ici. Dans le même ordre d’idées, aussi impardonnable qu’elle soit, la paralysie des éminents décideurs en titre qui, par peur des représailles, ou par lâcheté tout court, n’implique pas le même degré de responsabilité que les organisateurs résolus du pillage systématique de la ressource collective. Il n’empêche cependant que le consternant rétropédalage de l’actuelle présidence de l’université suscite bien des interrogations, tant par l’empressement de « décastériser » le dossier au point même de changer d’avocat, que par la misérable communication d’accompagnement.
Institutions démocratiques menacées
Mais une société ne mûrit pas, n’avance pas, ne suscite pas l’adhésion lorsque qu’elle se résigne à ce que tel élu(e) embauche des flopées d’électeurs potentiels à la veille d’une échéance pour ensuite mettre à la rue des employés en raison d’insuffisance budgétaire. On ne peut admettre davantage que des organismes financés par des deniers publics soient transformés en fromage pour quelques un.e.s qui « en même temps » exigent de ceux d’en bas des sacrifices bien réels pour pallier la pénurie. Il est inadmissible que, sous le prétexte d’habileté ou de ruse politique, on ferme les yeux sur les dérives de responsables que l’on prétend ainsi neutraliser.
La corruption commence bien dans les logements de fonction à coûts exorbitants, les voyages d’agrément à répétition en business classe, le népotisme indécent pour le cercle des partisans et soi-même, les multiples avantages indus dont la liste serait trop longue à détailler. Sans mettre un trait d’égalité entre tous niveaux et natures variables de la corruption, on doit affirmer un refus sans complexe de pactiser avec les pratiques socialement désagrégatrices qui en sont la conséquence.
L’éradication d’un fléau aussi puissant et contagieux ne gagne pas grand chose à s’acharner sur les individus, dans une atmosphère de lynchage sélectif stimulée par des manœuvres pour le moins déplacées. On le sait bien, il a toujours fallu l’appui plus ou moins explicite d’un réseau de complicités actives, de complaisances répréhensibles, de courtisaneries intéressées, de veuleries permissives, d’indifférences coupables, pour que puisse prospérer le mal. Mais une chose est sûre : nous ne gagnerons jamais sans un combat têtu s’attaquant aux racines du mal, pour la transparence, la liberté d’enquêter, le contrôle des masses, le châtiment des coupables, le débat sur les principes, l’éducation patiente sur la gangrène d’une corruption funeste pour la démocratie.
Fort-de-France le 15 mars 2018
Philippe Pierre-Charles et Max Rustal (Grs)