Censure insidieuse et autocensure : la difficile place des sujets sensibles au théâtre

La question de la censure au théâtre devient un sujet de préoccupation croissant pour les producteurs et diffuseurs, notamment en raison de l’impact grandissant des élus locaux sur la programmation des théâtres municipaux. Selon un sondage Médiamétrie réalisé pour l’Association pour le soutien du théâtre privé, 40 % des Français estiment que certains sujets n’ont pas leur place sur scène, en particulier la religion, les guerres (49 %), et la politique (43 %). Ce rejet de certains thèmes semble influencer les programmateurs de spectacles, qui hésitent à proposer des créations jugées « clivantes », notamment dans les théâtres des petites villes.

Caroline Verdu, vice-présidente d’Ekhoscènes et directrice du Théâtre La Pépinière à Paris, dénonce une nouvelle forme de censure « insidieuse », influencée par les élus locaux, qui préfèrent éviter les sujets susceptibles de heurter une partie de la population. Elle souligne que cette censure contribue à créer une fracture entre les grandes villes, plus ouvertes à la diversité, et les autres. Elle déplore que certains publics soient cantonnés à un théâtre de pur divertissement, ce qu’elle juge infantilisant et méprisant.

Des pièces telles que « Passeport » d’Alexis Michalik, qui traite de l’immigration et rencontre un grand succès à Paris, peinent à se produire en province. Camille Torre, cofondateur d’ACME, explique que de nombreuses dates ont été annulées dans des théâtres municipaux à cause du sujet de la pièce, perçu comme trop positif vis-à-vis de l’immigration dans un contexte où ce thème est souvent instrumentalisé politiquement. D’autres spectacles abordant des sujets sensibles, comme l’homosexualité (« La vie est une fête »), la religion (« Je m’appelle Asher Lev »), ou encore le viol (« Prima Facie »), rencontrent des difficultés similaires. Les programmateurs hésitent à programmer ces œuvres par crainte des réactions du public ou de leurs élus.

Ce phénomène semble se renforcer depuis la crise du Covid-19. Face à la nécessité de remplir les salles après la pandémie et aux budgets culturels réduits, les théâtres municipaux se tournent de plus en plus vers des productions légères, perçues comme moins risquées. Certains programmateurs admettent privilégier les comédies ou les spectacles de divertissement pour éviter les polémiques. Claude Monnoyeur, président de l’Association culturelle des théâtres d’Ile-de-France, déplore cette tendance à l’inculture, mais admet que la pression pour répondre à une demande de divertissement est réelle.

Salomé Lelouch, productrice et metteuse en scène, se montre plus nuancée, rappelant que l’autocensure au théâtre n’est pas nouvelle. En 2017, sa pièce « Politiquement correct » avait déjà vu sa tournée réduite en raison de son thème politique. Elle reconnaît que certains programmateurs n’osent plus programmer des spectacles jugés « trop engagés » ou « politiques », mais rappelle que le théâtre privé, historiquement tourné vers la comédie, s’est de plus en plus ouvert aux sujets sociétaux. Pour elle, cette évolution est un signe de progrès, même si elle comprend que des spectacles comme « Edmond » se vendent mieux que des pièces plus controversées comme « Passeport ».

Face à ces difficultés, les producteurs eux-mêmes commencent à s’interroger sur leurs choix artistiques. Fleur Houdinière et Camille Torre reconnaissent qu’il existe une tentation croissante de produire des œuvres moins risquées pour garantir une viabilité économique, une tendance qui pourrait à terme influencer les auteurs eux-mêmes. Cependant, ils appellent à rester vigilants pour éviter de tomber dans ce piège de l’autocensure.

En réponse à ces préoccupations, les responsables du pôle théâtre d’Ekhoscènes ont fait de la défense de la liberté de création une priorité pour la rentrée. Ils ont ainsi demandé une rencontre avec la ministre de la Culture, Rachida Dati, afin de discuter de l’avenir du théâtre en France. Malgré une demande croissante pour des contenus légers – 71 % des Français disent préférer la comédie et 55 % l’humour – les professionnels du théâtre rappellent que la comédie elle-même peut être un moyen puissant pour aborder des sujets complexes et controversés.

D’après un article du Journal Le Monde : Le théâtre confronté à une insidieuse censure : « C’est comme si une partie de la population devait être préservée. Mais préservée de quoi ? »