— par Janine Bailly —
Sous l’égide de Widad Amra, organisatrice de l’Atelier théâtre, et de sa complice de cette année, Rita Ravier comédienne et danseuse, les élèves du Couvent de Cluny ont donné sur la scène de leur établissement une bien plaisante adaptation de la pièce écrite par Joël Pommerat, Cendrillon, palimpseste de ce conte traditionnel qui a bercé nos enfances. Après s’être « attaqué » au Petit Chaperon Rouge, puis à Pinocchio, c’est cette histoire populaire tellement connue, venue du fond des temps et récrite par Charles Perrault ou par les frères Grimm, que le dramaturge a déconstruite, mettant l’accent sur la question du deuil. Comment accepter de vivre après la perte d’un être cher, et plus encore si l’on est un enfant et que la personne disparue est votre mère ? On se souvient au cinéma de la Ponette de Jacques Doillon. Recentré sur cette idée essentielle, mais aussi sur les rapports au sein de la famille recomposée, le texte permet aux adolescents d’interpréter avec justesse une histoire qui ne leur est pas tout à fait étrangère. Et la structure du conte, si on la conserve, permet de donner une version qui ne soit pas à priori tragique, mais qui dise les choses graves en les habillant d’un humour savamment distillé. C’est cette solution qu’a adoptée la troupe de seize comédiens en herbe déjà talentueux.
L’héroïne est ici Sandra, qui deviendra Cendrier dans la langue acérée de sa fratrie d’adoption, puis Cendrillon dans la bouche du prince. Mythologie de la cendre, liée à l’idée de mort mais aussi à celle du repentir dans la religion chrétienne. Sandra n’est pas la Cendrillon que d’habitude on imagine, elle ne désire pas être la gentille, et ce n’est pas par gentillesse — pour Pommerat, « la gentillesse est suspecte » — qu’elle ne veut pas répondre aux violences qui lui sont faites. Elle, elle se punit, réclame à sa belle-mère d’être maltraitée, elle croit le mériter et cherche la souffrance parce qu’elle se sent coupable d’avoir un instant oublié sa mère. Ayant failli à la promesse qu’elle avait cru devoir faire pour obéir aux dernières paroles de la mourante, elle n’assume pas de devoir continuer à vivre. La montre est là pour la rappeler à l’ordre, qui rythme le temps de la pensée, comme l’horloge sonnant minuit indiquait l’heure de quitter le bal. Car bien que pervertis, les éléments de Grimm ne sont pas absents ; outre le temps, il y a aura le verre, non de la pantoufle mais de la maison, les oiseaux qui ne lancent pas de beaux habits mais viennent se heurter et mourir aux vitres, la chaussure qui n’est pas celle perdue de la princesse mais celle que le prince se déchaussant offre en souvenir à Cendrillon. Et bien sûr, il reste le bal ici endiablé, où va se nouer non l’amour mais une amitié à vie entre les deux jeunes gens ; puis aussi, prise à Blanche-Neige, une belle-mère qui veut être la plus belle sans avoir besoin d’en demander confirmation à son miroir !
Pour répondre au nombre de la vaillante petite troupe, la mise en scène est faite de sorte que chacune et chacun jouera alternativement plusieurs rôles, et que chaque rôle sera interprété par différents comédiens. Les glissements de l’un à l’autre, même s’ils ralentissent un peu la cadence, se font sans que nous en soyons gênés. Ainsi verrons-nous des Sandra, toutes en salopette courte, couettes enfantines et sac au dos, mais tantôt graves tantôt coléreuses ou espiègles, des belles-mères en rouge et noir qui outrent plus ou moins leurs mimiques et déhanchements de femme fatale, des fées plus ou moins sautillantes cigarette au bec, voiture qui attend dehors et dans le sac tours de magie qui échouent, des narratrices-présentatrices sérieuses ou ironiques, et puisque l’on est en Martinique, on leur adjoindra ces personnages de conteur qui de façon parfois débridée tiendront notre attention en éveil par la ritournelle magique « Est-ce que la cour dort etc. ». Une image symbolique forte me reste en mémoire, celle où les cinq interprètes de Cendrillon, toutes de blanc vêtues viendront au presque dénouement chacune déposer la montre devenue inutile. Quant à la fratrie, si elle restait de deux sœurs chez Pommerat, elle est ici de trois filles et un garçon. L’énergie et la vitalité font merveille, et les répliques dites en chœur, dans une unanimité bien réglée ajoutent à la force et à l’humour du texte, allégeant un propos qui aurait pu être plus pesant. Certains passages originaux ont été je pense gommés, par exemple on ne s’appesantira pas trop longtemps sur la description de la chambre attribuée à Sandra, cave sans fenêtres et matelas au sol, image de bien tristes faits divers.
Finalement le propos est double. Réfléchir sur la mort, et « mourir en vrai » est-ce être oublié des vivants ? Accepter la disparition, c’est grandir, et c’est bien ce qui arrive à Cendrillon, initiée par la fée, Cendrillon à son tour initiatrice du prince qui lui aussi a perdu sa mère mais la croyant simplement partie attendait en vain son retour, reclus dans le château paternel. La Cendrillon de Pommerat comprend que penser à sa mère morte devrait être naturel et non le fruit d’un effort, ce pourquoi elle se flagelle ! D’autant que cette dernière, nous l’apprendrons dans les derniers instants du conte, a dit en réalité ces mots : « Si tu es malheureuse pour te donner du courage pense à moi. N’oublie jamais, si tu penses à moi, fais-le avec le sourire ». L’autre propos concerne les mots, « qui ont failli avoir des conséquences graves pour Cendrillon » ; des mots qui « sont très utiles mais ils peuvent être très dangereux surtout si on les comprend de travers ». Encore que, dans les histoires, on voit que « les erreurs ne sont pas toujours inintéressantes ».
Les applaudissements nourris sont venus récompenser cette prestation enthousiaste et intéressante, complétée par une bande-son travaillée et souvent émouvante, dont j’ai retenu la chanson Sarment, texte d’Allain Leprest mélodie de Gérard Pierron, interprétée par Francesca Solleville. Une prestation qui prend une dimension universelle avec le conte antillais, la chanson française, du classique et du jazz. On sent que pour arriver à ce niveau, un travail régulier et exigeant a dû être réalisé, qui a demandé de nombreuses heures de répétition parfois même prises sur les vacances. Un investissement total et sans failles a permis que soient maîtrisés le langage du corps et la clarté d’une diction juste, rendant le texte tout au long parfaitement audible. Et l’idée était fort judicieuse autant que généreuse, d’offrir comme un cadeau cette représentation l’avant-veille du jour où seront à l’honneur toutes nos mères, vivantes ou disparues. En prélude à la soirée nous avaient été lus des textes écrits en atelier par des collégiens de cinquième, textes d’une assez étonnante maturité. Le public, nombreux, n’a pas boudé son plaisir, pas plus que la troupe reconnaissante, pas plus que leurs deux mentors, les génitrices du spectacle, au propre comme au figuré par leurs élèves couvertes de fleurs !
Fort-de-France, le 25 mai 2019