— Par René Ladouceur —
Les Guyanais seront sans doute nombreux à se souvenir de ce mois de juillet 2014 quand, à Cayenne, a été inauguré le boulevard Nelson Mandela, qui plus est en présence de la ministre guyanaise de la Justice Christiane Taubira. Il leur importe davantage de savoir que c’est aussi en un mois de juillet que Félix Eboué, l’icône de leurs rares figures emblématiques, est revenu pour la première fois en Guyane. C’était en 1921, l’année même où son vieil ami René Maran, grâce à Batouala, a obtenu le Prix Goncourt. Sur sa terre natale, Félix Eboué, alors diplômé de l’Ecole coloniale, retournera en 1922, en 1927, en 1931, en 1932, avant de promettre à René Maran d’y revenir également en 1946, en vue des législatives. Le destin, on le sait, en a décidé autrement.
Il reste que, dans sa ferme volonté de ne jamais perdre le fil avec la Guyane, Félix Eboué laisse percer sa vraie nature⋅ L’homme est si peu dans le rythme de sa génération⋅ A l’écart⋅ Original⋅ Différent⋅ Inédit⋅ Paradoxal⋅ Singulier et en même temps classique⋅ Déterminé bien qu’amoureux des chemins de traverse. Jusqu’à risquer la méprise⋅ Administrateur colonial, il va pourtant s’appliquer à démontrer, à travers une étude qu’il publie dès 1918 sur les langues Sango, Banda, Baya et Mandjia, que la pensée des peuples sans machines et sans écriture est en réalité parfaitement complexe et élaborée⋅ Petit-fils d’esclave, franc-maçon, membre de la SFIO et de la Ligue des Droits de l’Homme et du Citoyen, il est pourtant issu de l’Ecole coloniale, là où on forme l’élite des administrateurs de la France d’Outre-Mer.
Nous sommes au début des années 1900. Dans l’auguste établissement, qui sent encore le vieux bois ciré, on enseigne l’épistémologie, l’esthétique, l’arithmétique, l’histoire de la France éternelle, l’histoire de l’Empire. On y enseigne aussi une matière dans laquelle va littéralement exceller Félix Eboué : la rhétorique, l’art du bien-dire pour mieux persuader. En classe, Eboué seul met une rigueur de bénédictin à remplir de grands cahiers, à ne rien perdre de ce qu’on lui apprend. Il ne prend pas de notes, il s’en gargarise. C’est probablement là que, mieux que les autres, il a conceptualisé l’écriture.
Lorsqu’il débarque en Guyane en 1921, Félix Eboué apparaît comme un écrivain né, grand connaisseur des ressources et des beautés du langage. Il a déjà une conscience aiguë du style. Même en causant –avec quelle diction soignée !, il est extrêmement soucieux de pureté et d’élégance ; la syntaxe est simple, clairement articulée. A ses proches collaborateurs en Oubangui-Chari, en 1928, il enseigne à proscrire les parenthèses, les circonstancielles « à la Proust », qui rompent le fil de l’idée. Et leur conseille volontiers René Maran, qu’il n’oublie jamais de présenter comme « le Guyanais Prix Goncourt ». C’est d’ailleurs à Cayenne et surtout à Saint-Laurent du Maroni que Félix Eboué commence vraiment à écrire, s’étonnant même de la facilité avec laquelle les phrases, si longtemps contenues, coulent et débordent, sans jamais cesser de tourner métaphoriquement autour de l’espace, l’aventure, la liberté. Et, au bout du compte, les deux ou trois récits, sans titre, qu’il jette sur le papier ressemblent à des livres à l’ancienne, avec pleins et déliés, écrits par un élégiaque enjoué au rythme lent des jours qui passent, et dont la prose, sensible à la météorologie tropicale, semble accompagner le moindre mouvement de la nature environnante et traduire, à la perfection, chaque parfum. Car Félix Eboué se découvre un nez incroyable. Les yeux fermés, il reconnaît, à l’odeur, la fraîcheur du jasmin, la clarté du frangipanier, l’exquis du bois de rose. Pendant son premier séjour en Guyane, le héros rouranais a reconstitué sa mémoire olfactive et sensitive. Les récits dans lesquels il l’a restituée sont à la fois boisés et capiteux, au point même d’étourdir par moments. Sans doute la preuve que ce qui rend Eboué si attachant, c’est sa prodigieuse sensibilité. Qu’il s’agisse de l’art, des lectures, des paysages, il fait montre d’une sorte de maîtrise digne des grands classiques. Rien n’est plus émouvant, par exemple, que le passage où Félix Eboué décrit son émotion en lisant Atipa, le roman en créole guyanais d’Alfred Parépou. Il y a là comme un transport racinien et comme un émerveillement amoureux. Comment un roman social peut-il susciter ce qu’Edgard Nibul n’allait chercher que dans la musique ?
On s’interrogeait sur la source de l’inspiration de Félix Eboué, nous voilà rassurés. En 1922, de nouveau en vacances au pays, il épouse, à Saint-Laurent, Eugénie Tell en même temps qu’il est initié, à Cayenne, franc-maçon, à la loge La France Equinoxiale. Et là la plume du nouveau marié devient proprement aérienne, fluide, irrépressible. Il adore la Guyane, d’un amour irraisonné, charnel, viscéral, comme il idéalise la femme de ses rêves. Pendant ses congés, il se consacre, pour l’essentiel, à regarder le Maroni avec des yeux de peintre. Il va écrire sur un banc de sable du côté du Saut Hermina un récit de contemplatif. Dans les bras d’Eugénie et les odeurs fortes des goyaviers, Eboué se désencombre de son passé, se déleste de son futur, s’oublie dans le présent. A la jonction du ciel, de la terre et de l’eau, entre la maison de ses beaux-parents à Saint-Laurent et celle de sa mère à Cayenne, le temps semble s’être arrêté, comme en suspension, à peine bousculé par les visites quotidiennes des élus politiques. Car toute la Guyane bruisse du retour de l’enfant prodige.
Face à ses visiteurs, qui le pressent de questions, Félix Eboué choisit de privilégier l’écoute. L’écriture l’absorbe trop. Assis devant son vaste secrétaire en bois rouge de notaire américain, Eboué écrit des pages entières, parfois jusque tard dans la nuit. Des textes qu’il écrit sans hâte, mais dans l’émotion de celui qui attend ses témoins. D’ailleurs il ne quitte guère la fraîcheur de la maison familiale, ni l’ombre de ses frondaisons. Seule Madame Eboué va au marché, de bon matin, d’où elle rapporte des légumes frais et les nouvelles du monde. La capacité de réflexion continue de son époux la frappe toujours. Un jour de 1932, à Cayenne, poussant discrètement sa porte, elle le surprend, assis dans la pénombre, la joue reposant sur deux doigts étendus de la main droite. Félix Eboué ne rêve pas. Il élabore, pèse, soupèse et pèse encore les données du problème qui se pose à lui dans l’instant, ou qui risque de surgir, ou qu’il va se charger de poser. Il émerge de cette concentration avec une conclusion qu’il va immédiatement satisfaire, au grand dam de son épouse, souvent surmenée. Elle en arrive même à souhaiter secrètement qu’il s’abandonne quelque peu au repos du guerrier. Hélas. En vacances, c’est un ascète.
A ce prix, Félix Eboué avait réussi à trouver le temps pour commencer à faire en lui-même le travail sur les aspirations profondes de la Guyane...Et au détour de cette réflexion a germé l’idée centrale, qu’il va s’employer à consolider au fil de ses lectures et de ses échanges avec René Maran, selon laquelle il n’y aurait aucun progrès si les hommes, sur leur terre natale, n‘en profitaient pas moralement et matériellement, s’ils ne le pouvaient jusqu’au niveau où ils seraient capables de participer chez eux à la gestion de leurs propres affaires.
Guyane, le 27 juillet 2014
René Ladouceur
Texte publié aussi sur Politiques Publiques
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