—Par Pascale Senk—
Certains individus se sacrifient et forcent l’admiration de leur entourage. Mais quelles sont leurs motivations profondes ?
«Du plus lointain que je me souvienne, j’ai toujours eu un côté Jeanne d’Arc, confie Carla, 50 ans. Je voulais sauver ma propre mère de son enfance malheureuse qui me choquait tant lorsqu’elle me la racontait, la réconforter d’avoir sacrifié sa vie pour mes sœurs et moi… J’étais comme totalement prise dans cette lignée de femmes “sur-responsables” de la santé et du bien-être des autres.»
Une histoire personnelle qui entraîne peu à peu Carla à n’être attirée que par des amies, des collègues ou des partenaires amoureux mal en point. «Même dans une fête foraine où l’on gagnait un lapin en peluche, je choisissais en priorité le dépoilé, celui qui semblait le plus malheureux!»
Pourquoi pas? aurait-on envie de dire à Carla. Pas question de valoriser l’égocentrisme, si fréquent aujourd’hui. Après tout, ce qui fait la grandeur de l’humain, c’est son altruisme, sa capacité à aider son prochain, sa bienveillance. Certes. Dans les meilleurs des cas, cette tendance donne d’ailleurs de belles vocations de soignants… Et de psychanalystes.
Besoin de reconnaissance
Mais parfois, cette face lumineuse d’une personne, sa générosité et son abnégation légendaires se transforment en source de problèmes et de souffrances, autant pour elle que pour les autres. Les conflits, notamment avec un entourage lassé d’être pris en charge avant même de réclamer quoi que ce soit, se multiplient. «J’ai l’impression que je fais toujours tout pour mes proches, et eux jamais rien pour moi», ne cesse de répéter cette bonne âme.
Cette phrase, fréquemment prononcée en séance de psychothérapie, a tendance à alerter les professionnels de la psyché. Mary C. Lamia et Marylin J. Krieger, deux psychologues californiennes dont l’ouvrage vient d’être traduit (Le Syndrome du sauveur, Éd. Eyrolles), y détectent l’évolution presque systématique de celui qui n’a de cesse de voler au secours des autres: «Au tout début d’une relation, le sauveur semble bienveillant et satisfait de son propre altruisme, mais à mesure que le temps passe, il se montre de plus en plus malheureux, déçu, critique et impuissant», écrivent-elles.
Une souffrance qui a trouvé un nom: la codépendance, désormais prise en charge dans les psychothérapies familiales ou les groupes d’entraide mais toujours pas répertoriée dans la Bible des diagnostics, le DSM 5 (Diagnostic and Statistical Manual of Mental Disorders, publié par l’Association américaine de psychiatrie).
Quelles sont les racines d’un tel comportement? À un premier niveau, elles sont presque évidentes: un besoin de reconnaissance et d’être renarcissisé pousse la personne à voler au secours des autres… Et à le faire savoir. Plus subtile encore, une quête de pouvoir cachée. Quand l’abnégation donne place et importance, pourquoi ne pas en profiter? Le sauveur nourrit, habille, héberge, prend en charge plus fragile que lui… Et, ainsi, il le contrôle totalement. «Une manière d’apaiser la propre peur de l’abandon qui le mine», estime la psychologue Gene Ricaud-François.
«Enfants parentifiés»
C’est alors un niveau d’explication plus profond qui s’impose. Pour Stéphanie Haxhe, psychothérapeute qui exerce en tant que psychologue clinicienne auprès des familles au Service verviétois d’accompagnement et de guidance, en Belgique, le sauveur a souvent pris ce pli de se faire passer après les autres dès sa petite enfance. Elle a d’ailleurs consacré sa thèse et mené des études de terrain pour cerner cet «enfant parentifié» (titre de son livre paru aux Éditions Érès).
«C’est celui qui a dû se concentrer sur les besoins des adultes avec qui il vivait: une mère fragile psychiquement après une rupture, ou anorexique, un père alcoolique l’ont installé dans ce rôle de pourvoyeur de soins, explique-t-elle. Il est donc devenu à son insu l’adulte de la famille.»
Au fil des années, ses besoins n’étant jamais sa priorité, il recherchera un partenaire qui a besoin, lui aussi, de soins. Une formule qui, le plus souvent, ne peut fonctionner bien longtemps. «La difficulté majeure de ces personnes programmées pour prendre en charge l’autre, c’est qu’elles ne savent pas s’abandonner, explique Stéphanie Haxhe. Elles n’ont jamais été enlacées dans des bras qui les rassuraient, et ce qu’elles réclament à l’autre, c’est la part d’amour infantile qu’elles n’ont jamais reçu. Une quête insatiable, forcément.»
Ces «enfants parentifiés» sont heureusement de plus en plus souvent repérés par les services sociaux, et un travail thérapeutique en famille peut alors être envisagé. Pour Clara, le fait de devenir mère a rééquilibré un peu sa tendance naturelle à prendre en charge les autres. «Avec deux garçons à éduquer, j’ai déjà pas mal à faire dans mon escarcelle», confie-t-elle avant de citer un autre signe de progrès selon elle: «J’ai de nouveaux amis qui vont bien et n’ont pas besoin de mon secours… Ça veut certainement dire que je vais mieux!»
http://sante.lefigaro.fr/actualite/2013/10/11/21371-ce-que-cache-syndrome-sauveur