— Par Renel Exentus —
A l’occasion de la 23ème édition du mois du créole, la SRDMH et KEPKAA ont organisé le 12 octobre 2024 une causerie-spectacle sur l’Art du tambour haïtien à la Maison de la Culture du Plateau-Mont-Royal, à Montréal1. Dans une salle comble, l’événement a commencé à 7h30 dans un décor simple et convivial. Le jeu des lumières a permis de mettre en évidence le contraste de la trame discursive du musicologue Claude Dauphin, la performance musicale des percussionnistes du groupe Rara Solèy de Ronald Nazaire et de la prestation dansée de la chorégraphe Shérane Figaro2.
L’évènement se composait de deux parties. Animée par Claude Dauphin, la première partie portait sur l’organologie du vodou haïtien. Par souci pédagogique, le conférencier a commencé à définir l’« organologie » comme étant la partie de la musicologie qui étudie « la constitution des instruments de musique, leurs techniques de production de sons, leurs principes acoustiques et leur environnement culturel ». Dans ce contexte, il mettait l’accent sur le patrimoine musicologique de la culture populaire haïtienne. Pour illustrer ses propos, il a présenté, à l’aide d’un support visuel, des données d’une enquête ethnomusicologique sur le vaudou haïtien qu’il avait menée au début des années 80 dans plusieurs régions d’Haïti. Cette dimension académique a été complétée par des commentaires et des ajouts des percussionnistes de Ronald Nazaire, Georges Rodriguez et du public. Ce va-et-vient a permis de revisiter le patrimoine musical populaire haïtien dans une ambiance de divertissement.
En interaction avec les talentueux percussionnistes du groupe Rara Solèy de Nazaire et le public, professeur Dauphin a présenté les principaux instruments de musique sacrés et profanes de la culture populaire haïtienne. Dans son énumération, il a présenté avec moult de détails une variété de tambours, dont le tambour Asòtò. Soulignons que ce tambour emblématique a initialement attiré l’attention de Jacques Roumain qui lui a consacré une étude3. Le percussionniste Nazaire a souligné que le tambour Asòtò fait partie du patrimoine culturel de plusieurs peuples africains notamment ceux du Bénin. Monsieur Dauphin a pris le soin de préciser que l’Asòtò demeure un instrument sacré. À la différence d’un simple instrument de musique, il est utilisé surtout lors de certains rituels vodou.
Par ailleurs, il a parlé brièvement de la batterie des tambours Rada. En effet, celle-ci se compose de quatre tambours, dont le principal est connu sous le nom de « manman tanbou ». Celui-ci est joué traditionnellement avec une baguette fourchue appelée bagèt kòn, to, ou agida. Les trois autres tambours sont appelés « segon, katani et bas ». Monsieur Nazaire a également souligné que le Rada est le nom d’un peuple d’Afrique de l’Ouest. Professeur Dauphin a ajouté que les tambours Rada constituent des instruments rituels sédentaires. Contrairement aux instruments de musique de divertissement, ils ne bougent pas. Ils ne passent pas du registre sacré au registre profane.
Cependant, la batterie des tambours Petro est différente de celle des tambours Rada. Elle est plutôt légère et mobile. Elle est utilisée dans une variété d’activités de danse et de divertissement. Loin d’être exhaustive, cette première partie de la causerie est terminée avec la présentation d’autres instruments de musique dont l’Ason, le Vaksin, le banbou, le tchatcha, etc.
La deuxième partie a été plus animée. Elle se caractérisait par la comparaison et l’illustration des rythmes musicaux du vodou. Marquée d’une grande originalité, elle a permis l’articulation de l’exposé du musicologue Claude Dauphin à la prestation des percussionnistes du groupe de Ronald Nazaire et de la danseuse Shérane Figaro. Débutés avec les rythmes Yanvalou et Mayi, l’animateur et la danseuse ont précisé que ces deux rythmes sont ternaires. Toutefois, le Yanvalou se caractérise par des mouvements ondulatoires qui font penser au déplacement du serpent ou aux vagues de la mer. Cependant, le tempo du Mayi est plus vif que celui du Yanvalou et convie à une plus grande intensité. Il renvoie à l’urgence de s’approprier l’espace et le temps.
Si l’explication a été d’une grande clarté, la danse de madame Figaro a amené le public à apprécier toute l’élasticité des rythmes Yanvalou et Mayi qui mobilisaient à la fois le corps et l’esprit. Cette « illustration dansée » rappelle ce que les poètes et théoriciens imagistes considéraient comme un complexe émotionnel et intellectuel dans une fraction de temps4.
Après la lumineuse illustration du Yanvalou et du Mayi, madame Figaro a dansé les rythmes Nago et Djoumba. Elle a souligné que la première est un rite empreint d’une forte tension et d’une grande fierté. Le Nago constitue une danse de l’alignement. Issu d’un contexte guerrier, il met en lumière la résilience du guerrier sur les scènes de combats. Par ailleurs, le rythme Djoumba est moins tendu que le Nago. Il relève d’une philosophie axée sur l’harmonie de l’homme à la terre. Il semble porter l’empreinte des premiers peuples de Sierra Leone cultivant le riz, comme l’a indiqué Nazaire.
Comme il s’est révélé impossible de présenter l’ensemble des rites du patrimoine vodou haïtien, la deuxième partie a pris fin avec la présentation des rites Kongo et Rabòday. Avec l’accompagnement des percussionnistes, la chorégraphie a permis de voir que le Kongo repose, entre autres, sur l’articulation des jeux de pieds au déhanchement. À tour de rôle, la danseuse s’appuie sur ses orteils et ses talons pour changer de rythmes. Ce faisant, la rotation de son corps rappelle le mouvement circulaire des planètes du système solaire autour de son orbite. Par ailleurs, le Kongo se donne à voir comme une danse conviviale. Dans l’exécution des pas, la chorégraphe au visage souriant a souvent les bras ouverts symbolisant l’invitation et l’ouverture, s’éloignant ainsi de la vision sartrienne considérant l’autre comme l’enfer5.
À l’opposé du Kongo, le rythme Rabòday s’inscrit dans un autre registre. Il renvoie à la marche militaire. Monsieur Dauphin a fait remarquer que le Rabòday a constitué, dans le contexte de la guerre de l’indépendance d’Haïti, une parodie de la musique militaire de l’armée coloniale française. Il se caractérise, entre autres, par des jeux de tête et des mouvements latéraux traduisant la vigilance du guerrier sur les scènes de combats.
Sous les applaudissements du public, l’animateur a clôturé la causerie-spectacle avec un hommage au talentueux percussionniste Georges Rodriguez. En effet, ce dernier a été l’un des pionniers des percussionnistes haïtiens au Québec. Il y a formé plusieurs générations de musiciens dans l’art du tambour. La SRDMH et KEPKAA ont offert à monsieur Georges Rodrigues une plaque d’honneur et mérite en guise de remerciement pour son inestimable contribution à l’épanouissement de la culture populaire haïtienne à Montréal. Un certificat d’honneur a été remis à la chorégraphe Shérane Figaro, au tambourineur Ronald Nazaire et son groupe Rara Solèy, ainsi qu’au professeur Dauphin.
Renel Exentus
1–L’idée d’organiser une causerie-spectacle sur l’Art du tambour Haïtien est venue du compositeur et pianiste classique David Bontemps.
2-Crée en 2013, le groupe Rara Solèy s’intéresse à la promotion et la conservation de la culture populaire haïtienne. Il est très actif dans le monde musical montréalais. Il a participé dans beaucoup de foires et festivals de musique notamment au Festival de Jazz de Montréal en 2024. Pour plus de précision, voir le lien suivant : https://www.rarasoley.com/
La talentueuse danseuse et chorégraphe Shérane Figaro est professeure de danse haïtienne contemporaine à Montréal depuis plusieurs années. Elle se sert du symbolisme des éléments de la danse traditionnelle pour explorer l’humain. Pour plus de précision, voir le lien suivant : https://signelaval.com/fr/repertoire-culturel/sherane-figaro
3-Jacques Roumain a écrit en 1945 « Le sacrifice du tambour Assotor ». Pour plus de précision, voir ROUMAIN (Jacques), Œuvres complètes. Édition critique présentée et établie par Léon-François Hoffmann et Yves Chemla. Paris : Planète Libre, CNRS éditions ; ITEM, 2018, 1587 p. – ISBN 9778-2-271-08802-4
4-Pour plus de précision, voir Edina Bernard (2010). 1905-1945, L’art moderne. Larousse. Voir également l’article : IMAGISTES : La doctrine – Encyclopædia Universalis
5-La citation originale de Sartre est « l’enfer, c’est les autres ». Elle est tirée son roman Huis Clos publié en 1947.