Tribune. Le journaliste danois Flemming Rose avait commandé les dessins qui furent ensuite publiés par « Charlie Hebdo ». Il s’inquiète des ravages de l’autocensure.
— Par Flemming Rose —
Septembre 2005, au Danemark. Voyant qu’une amie travaillant dans une maison d’édition jeunesse ne parvient pas à trouver un illustrateur pour représenter le prophète de l’islam, Flemming Rose, alors rédacteur en chef des pages culture du quotidien « Jyllands-Posten », lance un concours. Il demande aux caricaturistes du pays de dessiner Mahomet et s’engage à publier leur création. Ce sont ces dessins qui vaudront au journal des menaces, puis des projets d’attentats, et qui pousseront « Charlie » à les reproduire, en 2006, dans ses pages.
À l’occasion du procès des attentats de janvier 2015 à Paris, Flemming Rose nous écrit depuis Copenhague. Il travaille désormais pour un think tank américain et a rompu avec « Jyllands-Posten », qui refuse aujourd’hui de republier les caricatures. Mais il vit toujours dans la capitale danoise, escorté 24 heures sur 24 par des gardes du corps. Voici sa tribune pour « Charlie ».
Je n’oublierai jamais le 7 janvier 2015. J’étais dans mon bureau à Copenhague quand j’ai reçu le premier texto d’un ami à Paris : « Cher Monsieur Rose, je pense que vous voudriez savoir qu’il y a 45 minutes les bureaux de Charlie Hebdo ont été attaqués et que des coups de feu ont été tirés. » Ensuite, j’ai appris que des collègues et des amis avaient été tués. Cela a été le pire jour de ma vie de journaliste et de rédacteur en chef, alors que j’ai couvert des guerres dans l’ex-URSS.
Je n’ai cependant pas été surpris par l’attentat. Quelqu’un qui avait suivi pendant toutes ces années les menaces, les attaques et les intimidations dont Charlie Hebdo a été la cible ne pouvait pas être surpris ce jour-là. Mais j’ai été choqué, comme peut l’être toute personne qui apprend la mort de gens qu’elle connaît. L’attentat signifiait que la France était, au premier semestre 2015, le pays le plus dangereux du monde pour des journalistes, devant la Syrie et les autres zones de guerre…
Charlie Hebdo est un magazine satirique, s’inscrivant dans une longue tradition française et européenne. La satire est un ingrédient essentiel d’une démocratie et un des piliers d’une société libre. Elle est l’un des moyens qui permettent à une société libre et ouverte de riposter à la violence, aux menaces et à la barbarie. Dans une société non libre, les dissidents y ont recours pour lutter contre l’oppression et la censure. La satire est pacifique, même si elle est piquante. Elle ne tue pas ; elle ridiculise et révèle des tabous ainsi que des choses que certains voudraient garder cachées. Elle nous incite à rire, pas à avoir peur ni à haïr.
Je me souviens de la réponse enflammée de Philippe Val, l’ancien rédacteur en chef de Charlie Hebdo, lors d’un procès en 2007 contre son journal. Il lui fut demandé s’il était bien nécessaire de publier des caricatures du prophète Mahomet, si tout cela n’était pas une provocation gratuite, ainsi qu’une attaque contre une minorité opprimée. Philippe Val a choisi de répondre par une question : « Quel type de civilisation serait la nôtre si nous ne pouvions pas nous moquer, ridiculiser et même rire de ceux qui font exploser des trains, des avions et qui tuent des innocents ? »
Je suis d’accord. Pour moi, la satire est une réponse saine et mature de notre civilisation à la sauvagerie. Bien sûr, aucune caricature ne vaut la vie ne serait-ce que d’un seul être humain. Dès lors, que faire lorsqu’en tant que journaliste ou rédacteur en chef on se heurte à des gens qui ne sont pas d’accord ?
L’histoire nous enseigne que, si vous cédez aux intimidations, aux menaces et à la violence, vous n’en récolterez pas moins, mais davantage. Pourquoi ? Eh bien, parce que vous montrez que la violence fonctionne. Dès lors, pourquoi ses auteurs devraient-ils s’arrêter ?
J’admire énormément le courage de Charlie Hebdo. Ses journalistes sont de vrais héros, qui n’ont pas cédé aux menaces ni aux violences. Malheureusement, ils n’ont reçu qu’un soutien limité. Aucune publication en France et en Europe ne se comporte comme Charlie Hebdo. C’est pourquoi j’estime qu’en Europe il existe une loi – non écrite – contre le blasphème. Ceci est un vrai paradoxe : les pays européens ont révoqué, les uns après les autres, leurs lois bannissant le blasphème mais les gens se l’interdisent quand même. Pourtant, tout comme la satire, le blasphème est un marqueur distinctif d’une société libre.
Je ne critique pas les journalistes et les rédacteurs en chef qui font ce choix. On ne peut pas blâmer les gens qui, contrairement à Charlie Hebdo, ne mettent pas leur vie en jeu. Cependant, ne nous trompons pas : ce manque de courage à suivre les pas de Charlie a un prix, nous y perdons une part de notre liberté d’expression et une forme insidieuse d’autocensure gagne du terrain.
La liberté d’expression n’est pas gratuite. Elle a toujours été une idée radicale et de nombreux Européens ont sacrifié leur vie pour défendre le fait de pouvoir dire ce qu’ils pensent. Comme l’a souligné l’auteur britannique George Orwell, la liberté d’expression n’a de sens que si on a le droit de dire aux gens ce qu’ils ne veulent pas entendre.
C’est pourquoi la bataille pour la liberté d’expression est une histoire sans fin. On peut remporter des batailles, mais on ne pourra jamais régler la question une fois pour toutes. Il y aura toujours contre elle des forces puissantes en nous-mêmes et dans la société.
Le courage est la condition de la liberté. Sans le courage de parler librement, en faisant fi des menaces, la liberté cessera d’exister. Charlie dit qu’il ne restera pas silencieux malgré le sort tragique de ses braves artistes, journalistes et rédacteurs en chef. C’est très touchant et ça devrait nous inspirer car ils savent bien ce qui est arrivé à leurs confrères et amis.
Le courage est aussi l’arme la plus efficace contre le terrorisme. Le but des terroristes est de nous terroriser afin de nous faire faire ce qu’ils veulent. C’est pourquoi les médias et leur image sont si importants pour eux : ils veulent répandre la peur. Mais, si nous refusons d’être terrorisés et de faire ce qui leur plaît, ils redeviennent de simples criminels. Pour protéger notre liberté et combattre le terrorisme, il nous faut plus de Charlie Hebdo.
Enfin, concernant la question de l’autocensure, qui fut le point de départ de toute l’affaire lorsqu’il y a 15 ans nous avons publié les caricatures du prophète Mahomet dans le journal danois Jyllands-Posten, l’autocensure n’a rien à voir avec les bonnes manières et la bienséance. Elle intervient quand vous voulez dire quelque chose mais que vous vous retenez parce que vous avez peur de ce qui pourrait vous arriver. Le problème est qu’elle est invisible, et pas très glorieuse. Il est très difficile d’avoir une conversation honnête sur le sujet.
L’écrivain serbe Danilo Kis, qui a émigré en France et qui est mort à Paris en 1989, a écrit ceci sur l’impact destructeur de l’autocensure : « En refusant d’admettre qu’elle existe, l’autocensure entre dans la catégorie des mensonges et de la corruption morale. »
Quant à l’écrivain cubain Reinaldo Arenas, un autre auteur ayant l’expérience des régimes autoritaires, il explique la puissance destructive de l’autocensure de cette façon : « Vous n’êtes pas un individu opprimé, vous êtes un individu qui s’oppresse lui-même. Vous n’êtes pas seulement censuré, vous vous censurez vous-même. Vous n’êtes pas seulement surveillé, vous vous surveillez vous-même. »
C’est pourquoi Charlie Hebdo mérite notre soutien. Charlie mène un combat noble contre la corruption morale et l’autodestruction.
Source : LePoint.fr