— Par Muriel Steinmetz —
La Mauricienne Nathacha Appanah, dans son sixième roman, s’attache aux traces d’un enfant noir recueilli par une Blanche qui, à l’adolescence, rejette violemment le monde de sa mère adoptive.
Tropique de la violence, de Nathacha Appanah. Gallimard, 192 pages, 17,50 euros.
« C’est Mayotte, ici et toi tu dis c’est la France. Va chier ! La France c’est comme ça ? En France on voit des enfants traîner du matin au soir comme ça, toi ? En France il y a des kwassas (embarcations de fortune dans lesquelles s’entassent les clandestins – NDLR) qui arrivent par dizaines comme ça avec des gens qui débarquent sur les plages et certains sont déjà à demi morts ? En France il y a des gens qui vivent toute leur vie dans les bois ? » Ces imprécations sont tirées de Tropique de la violence, dernier roman de Nathacha Appanah, née à Mahébourg (île Maurice) en 1973. L’action se situe à Mayotte, seule île française de l’archipel des Comores (qui comprend aussi Grande Comore, Mohéli et Anjouan). Mayotte, dont on parlait récemment dans les journaux et à la télévision, constitue un des postes avancés du processus de déconstruction en jeu dans les pays encore sous tutelle. L’île est en proie à une immigration massive, notamment depuis Anjouan, sa voisine, située à 70 km de là. Délinquance, pauvreté, chômage de masse sont le lot des populations locales éreintées qui se sentent abandonnées par la France.
Le héros de l’histoire, Moïse, 15 ans, est le fils d’une passagère clandestine venue par barque d’une île voisine, comme tant d’autres, pour accoucher sur ce bout de territoire « français » afin d’y obtenir des papiers. L’abandon du nouveau-né suit de près sa naissance parce qu’il a des yeux de couleur différente, ce qui risque de porter malheur à sa mère.
Un récit puissant et compact
Moïse est recueilli par Marie, infirmière blanche en mal d’enfant, qui l’élève seule, lui cache son origine, le surprotège. À l’adolescence, Moïse rue dans les brancards, rejette sa mère d’emprunt. Il en a assez de « cette vie de Blanc, ces vêtements de Blanc, cette musique blanche qui ne transporte nulle part et ces livres qui parlent de roseaux et de saules. Je voulais transpirer une sueur d’homme noir, je voulais manger du piment et du manioc ». Lorsque Marie meurt d’une crise cardiaque, Moïse part en vrille, erre dans les rues, n’ose pas rentrer chez lui où le cadavre de Marie pourrit doucement. On quitte le monde feutré des classes moyennes blanches pour s’enfoncer, à la suite du héros, du côté des milliers de jeunes laissés-pour-compte, venus grossir le plus grand bidonville de l’île surnommé Gaza. Ils vivent en bandes, fument du « chimique » (mélange d’herbe, de tabac et d’une forme de crack), volent, attendent l’avenir qui ne vient pas. L’impasse semble totale. Ces jeunes sont des bombes à retardement.
Entre 2008 et 2010, Nathacha Appanah a vécu à Mayotte. Avec Tropique de la violence, elle réussit un roman puissant et compact, écrit tout d’une pièce quand bien même des voix multiples se font écho dans ces pages où s’éprouve l’espace confiné de l’île. Des morts pas encore inhumés regardent du haut de leur impuissance les vivants en proie à la violence endémique. Tous, vivants et morts, ont droit de cité dans la réalité au cœur de monologues intérieurs où se font jour les hantises de certains. Le roman de Nathacha Appanah participe à l’évidence de ces voix venues de loin qui enrichissent la littérature de langue française sans dorer la pilule à la monstruosité politique qui peut s’établir au nom de cette langue.
Muriel Steinmetz