Jusqu’au 31 décembre 2019. Foudres HSE Édouard Glissant. Habitation Saint-Étienne.
La parole de l’artiste antillais ne provient donc pas de l’obsession de chanter son être intime ; cet intime est inséparable du devenir de la communauté.
Mais cela que l’artiste exprime, révèle et soutient, dans son oeuvre, les peuples n’ont pas cessé de le vivre dans le réel. Le problème est que cette vie collective a été contrainte dans la prise de conscience ; l’artiste devient un réactiveur.
C’est pourquoi il est à lui-même un ethnologue, un historien, un linguiste, un peintre de fresques, un architecte.
L’art ne connaît pas ici la division des genres.
Ce travail volontaire prépare aux floraisons communes.
S’il est approximatif, il permet la réflexion critique ; s’il réussit, il inspire.
Édouard Glissant
Le discours antillais, éditions Folio, 2008
******
Pour le photographe martiniquais, le séjour à Canaries aura été un voyage dans le temps. Dans ce petit village de Sainte-Lucie où la vie quotidienne conjugue labeur et misère sur un fond de cases colorées, Laguarigue retrouve la Martinique de son enfance, aujourd’hui disparue sous le clinquant des enseignes publicitaires et la grisaille du temps-béton. La force de ces photos est de saisir les beautés d’une telle existence, à même son plus grand dénuement et son absolue âpreté. Quand la beauté rejoint un tel sommet d’humaine dignité, elle se moque de l’esthétique.
Mais ce voyage dans le temps ne regarde pas seulement en arrière : il pointe cet horizon imperceptible d’une Martinique qui aurait, contre toute logique, son âme créole devant soi. Ouverte, multiple, vivante.
Poétique.
Guillaume Pigeard de Gurbert
*****
J’ai découvert le village de Canaries en 2000, lorsque j’étais en repérages durant un court séjour sur l’île de Sainte-Lucie pour mon livre « Cases en pays-mêlés ».
L’intuition de Canaries
Cette première approche fut aussi rapide que déterminante. Tandis que je me promenais dans les rues, j’aperçus une scène banale dont il émanait pourtant une atmosphère qui fit resurgir de lointains souvenirs de jeunesse.
Des images d’une Martinique aujourd’hui disparue, images oubliées de la société d’habitation et des cases de travailleurs, se réincarnaient brusquement dans ces enfants sommairement vêtus qui se rendaient à une fontaine publique pour y remplir leurs seaux et leurs bassines.
J’eus l’intuition que ce village, habité d’une humanité simple, invisible, exigeait un regard plus profond que ne me permettaient les quelques maigres heures dont je disposais à ce moment.
Je me fis la promesse de revenir à Canaries.
Le miroir de Nord-Plage
En 2002, j’eus la chance de travailler à la préparation puis sur le tournage du film « Nord-Plage » de José Hayot. Une fois l’aventure terminée, je prolongeai l’expérience photographique sur l’extinction de ce village et l’effet du temps sur ses maisons abandonnées, jusqu’à sa destruction définitive en 2014.
Arrivant au terme des prises de vues et me rendant sur le site pour la dernière fois, je compris que je n’avais jamais connu ce lieu autrement que moribond et jamais comme il avait dû être quand il était vivant. Canaries et ma promesse me revinrent instantanément à l’esprit. Les deux villages avaient une situation similaire : un lieu en bord de mer, situé au bas d’une falaise, traversé par une rivière.
Je me rendis à Canaries à deux reprises, en 2014 et en 2015. La première fois, je rencontrai les anciens du village et quelques habitants à qui j’exposai mon intention photographique. Toutes les portes me furent alors ouvertes, avec autant de spontanéité que de générosité.
Les fragments d’histoire
Minuscule village de pêcheurs qui revendent en grande partie leur production à l’industrie hôtelière, Canaries compte quelques employés municipaux qui entretiennent les rues où de vieilles dames proposent aux enfants qui sortent de l’école, et aux passants, les sucreries et les gâteaux qu’elles ont préparés, et où
l’on fabrique encore sur le pas des portes des balais à partir de végétaux, comme à la Martinique, au temps de l’Amiral.
On pourrait croire à une économie qui fonctionne en autarcie, entre mer et jardin créole. Il n’y a pas de médecin mais un dispensaire ouvert une fois par semaine. Et le plus aisé est celui qui possède un moyen de locomotion.
À la bibliothèque de Castrie, j’ai cherché des écrits sur le village, presque en vain.
Son histoire n’est pas consignée, à l’instar de nombre de régions caribéennes. J’ai toutefois cru comprendre qu’une industrie de la canne surplombait autrefois le village et que celui-ci devait en être, en quelque sorte, « La Rue Cases-Nègres ». La faillite de l’usine dans les années soixante entraîna l’exode des habitants vers l’Angleterre. Ceux qui y ont fait souche continuent d’aider leurs proches restés à Canaries.
Il en va ainsi de la grande et de la petite histoire qui nous enseignent qu’il faut savoir regarder par-delà les truismes et les obscurités, pour tenter de capturer les fragments de la difficile aventure des hommes —et déceler cet indicible qui amarre les communautés.
Jean-Luc de Laguarigue,
juin 2019