Caligula : de l’attente…

— Par Roland Sabra —

L’attente était grande. Elle était partagée comme en atteste la foule qui se pressait à l’entrée de la salle Frantz Fanon de Tropiques-Atrium. Pensez-donc ! Une pièce de Camus et pas n’importe laquelle : celle qu’il commence à écrire en 1938 et dont il ne donne la version définitive qu’en 1958 et qui est la pièce de l’auteur la plus jouée. Elle est le troisième élément de la « trilogie du négatif » après « L’étranger » ( roman), « Le Mythe de Sisyphe » ( essai philosophique). Pièce philosophique par excellence elle en porte les saveurs et les contradictions. Les saveurs des débats autour des thèmes camusiens de l’étrangeté et de l’ ennui, de l’absurde et du désespoir, du suicide et du meurtre comme issues possibles allaient-elles se trouver affadies ou rehaussées par leur théâtralisation ? Francis Crémieux dès 1946 posait la question en ces termes : « Au lever du rideau, quand les lumières de la salle s’éteignent et que le spectateur a refermé son programme, il doit choisir entre ce qu’il a lu et ce qu’il va voir. Si l’argument philosophique de la pièce l’emporte sur sa théâtralité, le spectateur va alors accepter ou refuser sa philosophie. Mais si au contraire il considère, au-delà des principes qui la soutiennent, le fait théâtral que représente la pièce, il la suivra de la même façon qu’il a suivi une œuvre d’Ibsen ou de Giraudoux. » Le pari lancé par Patrice Le Namouric était audacieux. A-t-il été gagné ?

A l’entrée dans la salle le plateau au ventre vide et nu, exposé à tout regard à travers quelques inévitables fumées éparses, est déjà occupé par une masse informe couchée en fond de scène et qui gémit. Dans les cintres des néons verticaux et horizontaux dessinent des brisures lumineuses. La musique modestement religieuse, vaguement solennelle, s’interrompt par instant pour laisser place à la façon des radios locales martiniquaises à une annonce d’obsèques concernant Drusilla, la sœur et épouse de Caligula. On apprend par là-même que le lieu et la date de l’action ont été modifiés. On est en 2048 à New Babylon. L’intérêt du spectateur se mobilise un peu plus autour d’un Caligula présenté comme une pièce d’anticipation. 1984 / 2048 le clin d’œil est un peu appuyé, mais peu importe la seule question qui vaille à ce moment-là est de savoir si la lecture proposée va soutenir le déplacement. On peut tout faire au théâtre sauf ennuyer le spectateur.

Les deux premiers mots «  Toujours rien » prononcés par un patricien rassurent : c’est bien la version définitive de Camus qui se joue. Les trois premières scènes de l’Acte I laissent découvrir que trois comédiens et une comédienne vont tenter de donner chair aux deux douzaines de personnages qui dans le texte de Camus entourent Caligula. Au théâtre, comme ailleurs souvent il faut se méfier des premières impressions, ce sont souvent les bonnes. Rancière, Badiou, pour ne citer que ces deux là, disent sortir très vite d’un théâtre après quelques répliques quand ils s’ennuient. Que n’ai-je eu quelques fois ce courage ! Sur scène les répliques sonnent faux. Elles sont dites déjà mortes dans la bouche qui les prononce. Tenir un rôle est difficile, alors quand il s’agit d’en porter plusieurs… Caligula n’a pas encore parlé. Il s’avance venu du fond de scène, les didascalies camusiennes passent à la trappe, et articule syllabe après syllabe, dans une découpe du texte improbable, ses premières répliques. Bonne pâte le spectateur essaie d’oublier le texte et cherche à comprendre ? S’agit-il de signifier la douleur causée par la perte de Drusilla ? Ou bien est-ce l’évocation du poids d’une vérité hachurant le dire du héros, qui structure toute la pièce, et qu’il énonce dès le début, à savoir : « Les hommes meurent et ils ne sont pas heureux » ? Très vite le doute se dissipe. Le comédien ne tient pas le rôle qui lui échappe. Et tout à coup l’ensemble de la mise en scène paraît traversée par une absence d’enracinement. Rien n’est tenu. Et c’est Caligula lui-même qui le dit «  C’est parce qu’on ne le tient jamais jusqu’au bout que rien n’est obtenu. » Par exemple la diction initiale et surprenante de Caligula va être abandonnée sans qu’un quelconque événement dans la pièce ne vienne le justifier. Les sorties de scènes des patriciens, à partir d’un carré dessiné sur le sol avec une gestuelle mécanique figurant quelques vagues portes sont délaissées tout aussi rapidement. Et c’est l’ensemble de cette gestuelle, dont on sait qu’elle occupe une place essentielle dans le travail de la compagnie Track, en accord avec l’expressivité caribéenne, qui semble maintenant flotter dans le vide conduisant le spectateur à s’interroger sur le texte lui-même qui dans la présentation qui en est faite apparaît soudain vieilli, daté, à l’encontre de la promesse annoncée dans le prologue. La question de l’absence de sens à l’existence de l’individu ne se déploierait-elle que dans le cadre d’une société d’après-guerre avide de consommation, totalement ignorante de la dimension écologique et perdrait-elle de sa pertinence dans une situation où c’est l’ensemble du monde de façon collective qui semble menacé de disparition ?

Pour finir il faut remarquer un parti pris esthétique assez réussi. L’ensemble des comédiens arborent pectoraux, biceps et triceps et en jouent autant que possible. De beaux mecs et une belle femme occupent le plateau avec quelques échanges érotisés. Après tout peut-être était-ce là le parti pris ( le seul?) de la mise en scène ? Auquel cas la déception serait-elle à interroger du coté du spectateur ?

Fort-de-France, le 09/11/19

R.S. 

 

Mise en scene : Patrice Le Namouric
Assistante a la mise en scene : 
Daniely Francisque
Dramaturgie : 
Dénètem Touam Bona
Musique : 
Grégory Privat
Lumiere : 
Camille Laurent
Costumes : 
Laura De Souza
Production : Compagnie TRACK
Compagnie en résidence à Tropiques Atrium Scène nationale
Coproduction : Tropiques Atrium Scène nationale
Avec le soutien de : DAC Martinique, Fonds d’aide aux échanges artistiques & culturels pour l’outre-mer  (FEAC) & l’Association ICAR