— Par Roland Sabra —
ELLE est constitutive de notre imaginaire collectif. ELLE est là tapie au fond de nos mémoires, silencieuse quand tout va bien, faisant retour insistante et omniprésente dans les périodes de crises. ELLE a donné au théâtre quelques uns de ses plus beaux monuments : au 19ème siècle Georg Büchner (1813-1837) nous fit don de « La mort de Danton », au 20è siècle le Théâtre du Soleil d’Ariane Mnouchkine nous offrit 1789, en ce début de 21 ème Joël Pommerat nous gratifie de Ça ira (1) fin de Louis. ELLE va advenir d’une crise financière (1787) à laquelle s’ajoute un sur-endettement de l’État proche de la faillite. ELLE, la Révolution, française par son lieu de naissance, universelle par son interrogation centrale autour de la démocratie est encombrée de représentations, de figures qui prennent le pas sur ce qu’elles ont aujourd’hui encore à nous dire et nous empêchent ainsi de les entendre. C’est sans doute pourquoi Joël Pommerat dans le travail collectif d’écriture et d’improvisation anonymise les personnages à l’exception de Louis XVI et de Marie-Antoinette respectivement dénommés Louis et la reine. Le premier ministre du roi Necker s’appelle Müller. Robespierre Marat et Desmoulins sont une madame Lefranc, radicale il va de soi mais dans un langage, très exactement dans un choix des mots, qui n’est plus tout à fait celui du 18ème siècle mais qui résonne avec notre actualité. Exit les Danton et autres Saint-just, le mot même de révolution, trop chargé de sens, fussent-ils divergents, contradictoires, est évacué du titre de la représentation. A cela s’ajoute une présence massive dans la salle des comédiens et figurants, en costumes cravates et tailleur d’aujourd’hui, qui aboutit à une conception unitaire de l’espace théâtre. La traditionnelle coupure entre la scène et la salle, le sempiternel quatrième mur disparaissent, les spectateurs sont d’emblée considérés comme étant des députés convoqués à ces États généraux. Alors qu’Ariane Mnouchkine proposait une vision de la révolution à partir du peuple, Joël Pommerat pose le spectateur comme membre de ce qui deviendra vite l’Assemblée Nationale. La salle est partie prenante du spectacle. Cette dimension « immersive » est d’une grande efficacité, comme en témoignent les réactions du public. L’effacement des figures mythiques de la Révolution derrière leurs discours laisse se déployer une splendide logique argumentative qui traverse de part en part le spectateur. La Vérité Révolutionnaire n’existe pas. « Royalistes», « radicaux », « ultras » ou « conservateurs », tous expriment une pensée à laquelle tout un chacun ne peut être que réceptif. L’argumentation est presque toujours construite à partir d’une supposée identification de l’interlocuteur au locuteur, d’une dramatisation pour plonger le récepteur dans un univers émotionnel perturbant, d’une tentative de rationalisation en élaborant une issue réconfortante. Déstabiliser l’autre pour ensuite le ré-assurer dans un discours construit de catégories qui sont les siennes. Ethos, Pathos et Logos montent en bateau… Et ça marche ! Cette logique est on ne peut plus théâtrale puisque qu’on sait depuis belle lurette que le théâtre mobilise davantage le registre des émotions que celui de la raison. Rien de plus ch…. que le théâtre à thèse.
Pommerat nous fait vite comprendre que l’Histoire ne se joue pas seulement dans dans l’arène parlementaire. Le peuple est là dans les assemblées de quartiers avec ses préoccupations, la disette, les ravitaillements en panne, les spéculateurs, mais aussi ses exigences de démocratie participative qui se heurtent très vite à la logique représentative. Le peuple a faim et les élus planchent sur la déclaration des Droits de l’Homme ! Situation qui renvoie, de loin, à celle d’une classe politique « coupée » du peuple. Problématique on ne peut plus actuelle. La représentation politique comme une figure de la représentation théâtrale. Ou l’inverse ?
Vers la fin de la pièce le bruit des manifestations populaires dans les rues de Paris finissent par couvrir peu à peu les dialogues des personnages comme pour souligner que déjà leurs rôles sont dépassés, que l’Histoire se construit ailleurs, sans eux. La figure du roi n’est pas la moins intéressante. Humain terriblement humain Louis apparaît dépassé, obstiné sans doute à ne voir dans les serrures que leur fonction de fermeture. D’une façon plus générale, Pommerat suggère que les personnages historiques sont tout autant les acteurs que les sujets d’un processus qu’ils mettent en marche et qui toujours finit par les dépasser dans un ailleurs hors-scène indéfinissable. Les quatorze comédiens usent avec talent de l’invitation qui leur est faite par le metteur en scène d’improviser à la marge de leur texte chaque soir. Les aller-retours entre l’écriture, les improvisations, la ré-écriture et de nouveau les improvisations sont permanentes. Ces dernières sont bien évidemment empreintes de la quotidienneté vécue par les comédiens mais comme les textes ont été eux-aussi ré-écrit dans une syntaxe résolument moderne, l’unité et la force du propos n’en sont que plus saisissantes. Car c’est bien de ça dont il s’agit de saisissement du spectateur ébloui par l’intelligence du spectacle.
On l’aura compris ce travail de Pommerat est un des plus aboutis de l’ensemble de son œuvre. A la remarquable qualité de la direction d’acteurs qui le caractérise il ajoute un travail sur le texte, lui aussi, tout à fait remarquable.
Le (1) du titre laisse espérer d’une suite. A ne pas manquer.
Paris le 22/09/2016
R.S.