—Par Michèle Bigot —
Buffet à vif
Marguerite Bordat, Raphaël Cottin, Pierre Meunier
Théâtre de la Bastille, 15/ 06-1/07 2016
Pierre Meunier est un habitué du Théâtre de la Bastille. On a pu y voir dans les années passées Le Tas (2002) Sexamor (2010) Du fond des gorges (2011), et La Bobine de Ruhmkorff (2013). On connaît son univers si poétique dans son obsession de matérialité. Pierre Meunier se heurte à la matière, ou plutôt il s’y confronte. Il récidivera la saison prochaine (toujours en collaboration avec Marguerite Bordat) pour présenter Forbidden di sporgersi (d’après Algorithme éponyme de Babouillec).
Déjà en 2003 avec Le Tas, la confrontation tournait à l’acharnement : P. Meunier fait sa fête (dans tous les sens du mot) au « tas ». Il n’a pas trop d’une masse pour s’attaquer à un tas. Un tas de quoi ? peu importe : un tas ! qu’il s’agit d’entamer, voire de pulvériser si c’est possible. On verra bien ce que peut l’homme seul face aux lois de la matière. En tout cas détruire le tas, c’est le mettre à mal, mais c’est aussi l’explorer. Il se montre fasciné par les outils, les mécanismes, les inventions ingénieuses tel ce générateur électrique capable d’obtenir des tensions particulièrement élevées, nommé bobine de Ruhmkorff. Tout ce qui permet d’explorer la matière.
Il n’en va pas autrement quand il s’agit d’explorer les relations amoureuses : avec Sexamor, il se livre à une méditation concrète sur le désir, les corps étant en proie à une mécanique charnelle, celle du sexe, dans laquelle l’absurde de la matière le dispute au burlesque. Toujours le spectateur est invité à redécouvrir la matière brute, comme source d’étonnement et de poésie.
La plupart de ces spectacles sont quasi muets et les gestes y prennent une force symbolique surprenante, entre pantomime, danse et acrobatie burlesque. Car il s’agit de dé-familiariser le rapport au monde le plus quotidien, pour en faire surgir toute la verdeur et la nouveauté.
Et quand il s’agit de paroles, le rapport au mot n’est pas moins matériel. Le traitement est le même : défaire, démolir, exploser, explorer. Avec P. Meunier les mots prennent leur revanche sur l’idée ; ils se mettent à vivre leur vie propre. Les voilà libres d’aller dans la jungle du langage. C’est ce qu’on a pu voir avec Du fond des gorges. Dans cet exercice poétique le mot regagne en matérialité concrète. Dépaysement dans et par le langage, pure matière sonore, pure émanation corporelle. Il récidivera, la saison prochaine, avec Fordidden di sporgersi : il s’agit cette fois de s’emparer d’un texte écrit par une auteure supposée autiste, du nom de Babouillec ; sortant d’un silence de vingt ans, elle utilisera des lettres de carton qui lui sont offertes pour réaliser un poème sauvage. Cet exercice lettriste que n’aurait pas désavoué Perec est un matériau de premier choix pour l’écriture dramatique de P. Meunier.
Mais en attendant, il nous livre sa dernière création, Buffet à vif, fruit d’une rencontre avec le danseur et chorégraphe Raphaël Cottin, à l’occasion des « Sujets à vif » proposés au Festival d’Avignon en 2014. Rencontre inopinée, qui a donné naissance à une chorégraphie de la démolition dont le bel objet est un buffet. Froid ou pas, le buffet est l’objet symbolique et burlesque par excellence. Meuble familier, parfois finement manufacturé, support du temple photographique familial, objet de convoitise de la ménagère, redoutable cache aux trésors des conflits familiaux ! C’est avec passion, parfois amour et respect, mais souvent avec une animosité fiévreuse que les deux acteurs vont l’achever, l’exploser, le démolir. Avec minutie et obstination, sans pitié pour ses fines colonnades et ses miroirs teintés, ils vont s’acharner sur cet objet, mieux qu’on le ferait pour son pire ennemi. Ils le réduisent en miettes avec ferveur, non sans parfois lui accorder des gestes de tendresse, non sans en épousseter soigneusement les surfaces, avant la ruine. « Casser est un acte joyeux » dit P.Meunier, et c’est vrai : il le prouve. Chacun se réjouit profondément, retrouvant ses pulsions d’enfant les plus archaïques et accomplissant enfin dans un geste sans retenue le plus profond de ses désirs. Quelque chose est ainsi vengé en chacun de nous : les entraves sautent, les chaînes sont explosées, et c’est une joie profonde de détruire ce qui nous a précédé et tant pesé. Ce passage à l’acte est donc éminemment réjouissant. L’être s’en trouve libéré, affranchi, recréé.
Toute une gestuelle rythmée, chorégraphiée, pittoresque et poétique accompagne ce geste de détruire, dans son acharnement obsessionnel (P. meunier avoue ici tout ce qu’il doit à Marguerite Bordat pour la scénographie et au danseur et chorégraphe Raphaël Cottin). Et c’est parfaitement jubilatoire ! chacun se régale et accomplit par procuration toutes les destructions qu’il n’a pas pu achever dans sa propre vie.
Il y a là un théâtre proche de la performance, dans les deux sens du mot, à la fois réalisation plastique éphémère autant que surprenante et exploit physique des comédiens. Le plus étonnant c’est que cette mise à sac est suivie d’un second acte, celui de la reconstruction poétique. Ce sont deux hommes qui saccagent ; c’est une femme qui descend du ciel du théâtre pour reconstruire ! Avec minutie, avec amour, elle rassemble les morceaux (on pense aux femmes de Berlin, faisant la chaîne sur les ruines fumantes de la ville pour commencer à déblayer et reconstruire, travail de fourmi, absurde, obstiné dans son courage de vivre). Peu à peu les deux acteurs se joignent à elle et les voilà aux prises avec la construction d’un nouvel objet sans nom et sans utilité.
Voilà la boucle bouclée pour ce spectacle qui va chercher en nous les pulsions les plus inavouées pour les transmuer en geste poétique, en fantaisie pleine de grâce.
Un grand merci à P. Meunier, dont on attend avec impatience le retour à l’automne pour son nouveau spectacle : nul doute que, s’en prenant à nouveau à la parole familière pour la sortir de son utilitarisme, il fasse œuvre de pure poésie.
Michèle Bigot