— Par Jean-Marie Nol, économiste —
En France, le débat public est actuellement focalisé sur la crise des institutions depuis la dissolution de l’Assemblée nationale, mais les problématiques économiques sont souvent reléguées au second plan dans le débat public, malgré la gravité de la dette et du déficit budgétaire. Cette situation de gravité non prise en compte est aussi valable pour la faiblesse de la croissance et le déficit du commerce extérieur et cela s’explique par plusieurs facteurs. Les enjeux économiques sont perçus comme complexes et techniques, rendant ces sujets moins accessibles au grand public et donc moins médiatisés. En Guadeloupe, c’est pire dans la mesure où les débats politiques et sociaux, souvent plus immédiats et émotionnels, captent davantage l’attention, tandis que la crise économique et financière qui n’est pas vraiment visible mais sous-jacente réduit la perception d’urgence autour de ces questions. De plus, le gouvernement et les élus locaux tendent à minimiser les risques économiques pour éviter de créer de l’inquiétude, et la tradition française d’État-providence rend difficile la discussion sur la réduction des dépenses publiques. Enfin, en période de crises multiples, les sujets économiques sont souvent éclipsés par des priorités perçues comme plus pressantes, et les médias privilégient des sujets qui attirent un public plus large.
Cette combinaison de facteurs contribue à une certaine myopie dans le débat public face aux défis économiques, malgré l’urgence des questions liées à la dette et au déficit. Et pourtant, l’heure est grave, car pour 2025, il faudra trouver au moins 20 à 25 milliards d’économies supplémentaires. Les pistes recommandées par les experts sont par exemple la baisse des dotations de l’État aux collectivités ou encore la réduction des aides aux entreprises. Et pour cause, la France figure parmi les plus mauvais élèves de la zone euro en matière de dette (110,6 % du PIB en 2023) et de déficit public (5,5 %). Récemment l’on a aussi appris que le surcroît de dépenses des collectivités pourrait aggraver de 16 milliards d’euros le déficit de 2024, selon Bruno Le Maire et les prévisions de recettes fiscales pourraient par ailleurs ne pas être atteintes « compte tenu de l’évolution de la composition de la croissance, moins favorable aux recettes fiscales ». Résultat, le déficit public pourrait atteindre 5,6% du produit intérieur brut (PIB) cette année au lieu des 5,1% espérés. Il se creuserait même à 6,2% du PIB en 2025 au lieu de 4,1%, si 60 milliards d’euros d’économies n’étaient pas réalisées l’année prochaine, selon Bercy. Une somme que le prochain gouvernement devra trouver pour boucler son budget 2025 d’ici à la fin de l’année, soit en faisant des coupes budgétaires, soit en augmentant les ressources de l’État.
Si le prochain exécutif ne fait rien en matière de rigueur budgétaire, le déficit s’aggravera mécaniquement, ce qui risque d’attirer les foudres des marchés financiers et surtout de l’Union européenne déjà en conflit avec Paris à ce sujet. Pourtant ce sujet devrait retenir toute notre attention, car les conséquences potentielles pour l’économie de la Guadeloupe, fortement dépendante de la dépense publique, seront multiples et préoccupantes en 2025.
En cas de diminution des financements publics, l’économie locale pourrait subir un ralentissement significatif, entraînant une hausse du chômage et une détérioration des conditions de vie. La vulnérabilité face aux fluctuations des politiques budgétaires nationales pourrait également engendrer une instabilité économique accrue. De plus, cette dépendance limitera la capacité de la Guadeloupe à développer une économie plus autonome et diversifiée, ce qui est essentiel pour sa résilience à long terme.
Il est bon de rappeler que l’économie de la Guadeloupe, repose en grande partie sur la dépense publique. Cette réalité, qui perdure depuis des décennies, pourrait pourtant devenir un véritable fardeau dans un avenir proche avec la rigueur budgétaire. La dépendance économique de la Guadeloupe vis-à-vis de l’État français est telle que toute variation dans les politiques budgétaires nationales peut avoir des répercussions majeures sur l’économie locale. Ce modèle de développement de la departementalisation basé sur une économie de transferts, montre aujourd’hui ses limites et les risques associés ne cessent de croître.La dépendance à la dépense publique se traduit par une forte proportion d’emplois publics et une économie largement subventionnée. En effet, le secteur public représente une part importante de l’emploi en Guadeloupe, avec une proportion d’environ 40 % de la population active employée dans des administrations publiques, des collectivités locales, des établissements publics et des entreprises publiques. Ce chiffre est nettement supérieur à celui de l’hexagone, et illustre la faiblesse du secteur privé local, qui peine à se développer dans un environnement économique contraint.
Cette situation a plusieurs conséquences pour l’économie guadeloupéenne. Premièrement, elle la rend extrêmement vulnérable aux politiques de rigueur budgétaire mises en place par l’État français. Si les finances publiques devaient être serrées, avec une réduction des transferts vers les collectivités d’outre-mer, la Guadeloupe se retrouverait en grande difficulté. Les réductions de dépenses publiques pourraient entraîner une diminution des emplois publics, une baisse de la consommation des ménages, et par ricochet, une contraction de l’activité économique dans son ensemble. De plus, sachant déjà que l’ économie de la Guadeloupe est actuellement sous la menace de la stagflation, une telle situation pourrait exacerber les inégalités sociales et le taux de chômage, qui est déjà l’un des plus élevés de la France hexagonale. Deuxièmement, cette dépendance limite la capacité de la Guadeloupe à développer une économie endogène, c’est-à-dire une économie qui repose sur ses propres ressources et ses propres forces. L’archipel reste fortement tributaire des importations, non seulement pour les biens de consommation courante, mais aussi pour les biens d’équipement, les matières premières et l’énergie. Cette dépendance aux importations, combinée à un secteur productif local peu développé, crée une situation de vie chère et un déséquilibre structurel de la balance commerciale et limite les capacités de création de richesses locales.Troisièmement, la faiblesse du secteur privé guadeloupéen limite les possibilités d’innovation et de diversification économique. Les entreprises locales, souvent de petite taille, peinent à rivaliser avec les grandes entreprises hexagonale ou étrangères. Elles font face à des défis importants tels que l’accès limité au financement, les coûts élevés de l’énergie et des transports, ainsi qu’un marché local restreint.
Ces obstacles freinent l’émergence d’un tissu économique dynamique et diversifié capable de générer de la croissance et des emplois.En conséquence, l’économie guadeloupéenne reste prise dans un cercle vicieux où la dépendance à la dépense publique empêche le développement d’une économie privée forte, et où l’absence d’une économie privée dynamique renforce la nécessité d’une dépense publique élevée. Pour briser ce cercle vicieux, il est crucial que la Guadeloupe s’engage dans un nouveau modèle économique à travers une stratégie de diversification économique. Cela passe par le soutien à l’entrepreneuriat local, l’amélioration de l’accès au financement pour les petites et moyennes entreprises, des investissements soutenus dans la production locale et la promotion de secteurs porteurs tels que le tourisme durable, l’agriculture biologique, les énergies renouvelables, et les nouvelles technologies.
Cependant, une telle transition nécessitera un engagement fort de la part des acteurs locaux et de l’État, ainsi qu’une réflexion approfondie sur les modèles de développement économique adaptés aux spécificités de l’archipel. Si la Guadeloupe ne parvient pas rapidement à se diversifier et à réduire sa dépendance à la dépense publique, elle pourrait être confrontée à une stagnation économique prolongée, voire à une crise économique et sociale majeure en cas de réduction drastique des transferts publics. D’ailleurs, il faut noter qu’un tel scénario de crise s’est déjà produit dans le passé sous le quinquennat du président François Hollande. La baisse des dotations de l’État aux collectivités territoriales de 2014 à 2017 a mis « un coup d’arrêt » à la progression des dépenses publiques locales, selon le rapport annuel de la Cour de comptes sur les finances locales. La réduction drastique des dotations aux collectivités locales sous le quinquennat de François Hollande, qui a particulièrement touché la Guadeloupe, a eu des conséquences significatives sur l’économie et la société locale avec un recul du produit intérieur brut ( PIB ) qui était devenu négatif de 3% en 2016.
Voici un aperçu des principales répercussions de cette politique de réduction budgétaire à l’époque :
– Contraction des budgets des collectivités locales : La diminution des dotations de l’État a entraîné une contraction des budgets des collectivités locales en Guadeloupe. Cela a forcé les communes et les collectivités à réviser à la baisse leurs projets d’investissement et à restreindre leurs dépenses de fonctionnement. De nombreux projets d’infrastructure, comme la réhabilitation des routes, des écoles ou des réseaux d’eau, ont été reportés ou annulés. Cette contraction a freiné le développement local, avec un impact direct sur l’activité économique, notamment dans le secteur du BTP (bâtiment et travaux publics), qui dépend largement des commandes publiques.
-Réduction des services publics : Avec des budgets plus serrés, les collectivités ont été contraintes de réduire certains services publics ou de les rationaliser. Cela s’est traduit par une baisse de la qualité des services publics offerts à la population, notamment dans les domaines de l’éducation, des transports, et de l’entretien des infrastructures. Certaines collectivités ont également dû procéder à des non remplacements de départ à la retraite d’agents ou à des gels de recrutement, augmentant ainsi le chômage dans une région où il est déjà particulièrement élevé.
– Augmentation de la pression fiscale locale : Pour compenser la baisse des dotations de l’État, de nombreuses collectivités ont choisi d’augmenter les impôts locaux. Cette augmentation a pesé sur les ménages et les entreprises locales, réduisant leur pouvoir d’achat et leur capacité d’investissement. Cela a également contribué à une perception négative des autorités locales et à une montée du mécontentement social qui s’est traduit dans les urnes par un vote très important en faveur des partis extrêmes.
– Amplification des inégalités socio-économiques : La réduction des dotations a accentué les disparités entre les communes les plus riches, qui avaient davantage de ressources propres, et les communes les plus pauvres, plus dépendantes des transferts de l’État. En Guadeloupe, où les inégalités sont déjà marquées, cette situation a exacerbé les tensions sociales. Les communes les plus fragiles comme Pointe à Pitre et Basse -Terre ont été les plus durement touchées, aggravant la précarité dans certaines zones.
– Ralentissement de la croissance économique : La baisse des investissements publics a eu un effet domino sur l’ensemble de l’économie guadeloupéenne. Moins de travaux publics signifie moins de contrats pour les entreprises locales, une baisse de l’emploi dans le secteur privé, et une réduction globale de la demande intérieure. Ce ralentissement a également touché le secteur du commerce et des services, aggravant ainsi la situation économique de l’île.
– Impact sur la cohésion sociale : La réduction des services publics et l’augmentation de la précarité ont contribué à une détérioration de la cohésion sociale en Guadeloupe qui s’est traduit par une augmentation exponentielle de la violence. Les frustrations se sont accrues parmi les habitants, en particulier les jeunes, qui se sont sentis de plus en plus abandonnés par les pouvoirs publics. Cela a aussi alimenté un climat social tendu, avec une hausse des mouvements de contestation et des grèves.
En somme, l’expérience précédente de la réduction des dotations aux collectivités locales sous François Hollande a eu un impact profondément négatif sur l’économie et la société guadeloupéennes. Ces mesures ont exacerbé les vulnérabilités structurelles de l’île, renforçant la dépendance à la dépense publique tout en affaiblissant la capacité des collectivités locales à répondre aux besoins de leurs populations. Les conséquences se sont faites sentir bien au-delà de la période du quinquennat, affectant durablement le tissu économique et social de la Guadeloupe et provoquant une forte hausse des impôts locaux.
On le voit bien aujourd’hui avec le mouvement de grogne contre la vie chère que demain les choses pourraient être encore plus grave, et les conséquences potentielles pour l’économie de la Guadeloupe, fortement dépendante de la dépense publique, seront multiples et préoccupantes. En cas de diminution des financements publics, l’économie locale pourrait subir un ralentissement significatif, entraînant une hausse du chômage et une détérioration des conditions de vie tant au niveau des couches populaires que de la classe moyenne.
La vulnérabilité face aux fluctuations des politiques budgétaires nationales pourrait également engendrer dans le futur une instabilité politique et économique accrue en raison de la volonté des élus locaux de mettre en œuvre l’autonomie de la Guadeloupe. De plus, il faut noter à ce sujet que cette dépendance financière à l’égard de la France hexagonale limitera fortement les velléités de plus de compétences des élus et la capacité de la Guadeloupe à se doter d’un régime d’autonomie viable économiquement. Enfin, sans une stratégie claire de diversification économique, l’île pourrait se retrouver piégée dans un modèle de développement insoutenable, avec un risque accru de crises économiques et sociales à l’avenir avec la crise de la dette.
« Bal fini, violon an sak ».
Traduction littérale : le bal fini, on range le violon dans le sac.
Moralité : après la joie de l’abondance, la fête est finie en période de crise…
Jean-Marie Nol, économiste