— Par Wilfrid Magnier, psychanalyste.—
Dans son Enquête sur les modes d’existence (1), Bruno Latour établit le cahier des charges de la psychanalyse, c’est-à-dire l’ensemble des points à respecter pour qu’il y ait psychanalyse. À partir de là, le sociologue et philosophe procède à sa critique en montrant qu’elle contribue au « malaise dans la civilisation ». La psychanalyse ne sait pas traiter avec les êtres invisibles, les dieux par exemple, explique-t-il. Elle est tributaire des Lumières qui, en distinguant le sujet de l’objet, ont rejeté les questions religieuses du côté de la superstition. Le couperet tombe. La partie est jouée, le jugement émanant d’une « autorité » intellectuelle sensément qualifiée : exit la psychanalyse au rayon des antiquités de la pensée et les Lumières avec, le tout, en deux « clics ».
Le problème, c’est que, pour le dire abruptement, ce cahier des charges est faux.
Prenons le premier point soutenu par Latour selon lequel la psychanalyse se fonde sur l’intériorité et pose le psychisme comme ce qui est à l’intérieur du sujet. Freud et, à sa suite, Lacan ont chacun, dans le débat qui avait cours autour de la pratique de la psychanalyse, critiqué cette affaire d’intériorité. La psychanalyse n’est pas une psychologie des profondeurs. Cette dernière relève d’un mythe. Le psychisme est une surface et les symptômes névrotiques comportent une adresse à l’Autre. L’inconscient pour Freud n’est pas solipsiste – enfermé à l’« intérieur » de lui-même –, dans la mesure où il suppose la dimension sociale et politique. L’Autre est éminemment impliqué dans le traitement psychanalytique, comme le rappelait le psychanalyste Élie Doumit, lors d’un récent séminaire (2). La formule célèbre de Lacan est « le désir de l’homme est le désir de l’Autre ». Lequel désir de l’Autre est marqué par les interdits constitutifs du social. Lacan, à juste titre, rappelle que le sujet en psychanalyse n’est pas le sujet de la connaissance, le sujet séparé de l’objet.
Le deuxième point dudit cahier des charges établi par Bruno Latour suggère que la psychanalyse ignore qu’il existe un réseau de production des intériorités et des psychismes. Encore une fois, c’est ignorer complètement les développements de Lacan à propos des réseaux symboliques. L’inconscient, c’est le discours de l’Autre. L’Autre, qui n’est pas le semblable, est un lieu distinct comprenant à la fois le code, les signifiants, les métonymies (l’idée d’intériorité psychique en fait partie), le Nom du Père et une énigme. À propos de cette énigme, il s’agit d’une phrase à l’horizon de l’Autre, constitutive de la névrose, que le sujet n’arrive pas à articuler. Un autre exemple, lorsque le Nom du Père, lequel fait tenir l’Autre comme lieu de la parole, du code, est forclos, le sujet ne parvient plus à situer son désir dans ce lieu – sinon par le recours au délire dans le cas de la psychose.
Le troisième point stipule que la psychanalyse fait violence et destitue les êtres invisibles de toute existence extérieure. La psychanalyse les situant, selon Latour, dans le Moi et/ou dans l’inconscient. Bruno Latour ignore-t-il les critiques de Lacan à propos du Moi comme instance de méconnaissance ? Le problème, en psychanalyse, ne se situe pas à ce niveau….
http://www.humanite.fr/tribunes/bruno-latour-lecteur-de-freud-complement-d-enquete-556200
(2) Voir le site de l’ALI, École psychanalytique du Nord : ecolepsynord.free.fr.