— Par Michel Herland —
Nous avons présenté ailleurs le mémorial de l’esclavage inauguré récemment sur le site de la Plantation Whitney en Louisiane[i]. Ibrahima Seck, son directeur scientifique, a consacré à l’histoire de la plantation un livre intitulé Bouki fait Gombo[ii]. Si le sous-titre est explicite, il n’en est pas de même du titre, compréhensible seulement pour qui connaît le proverbe entier (Bouki fait Gombo, lapin mangé li), proverbe dans lequel l’auteur propose de voir la description imagée de l’exploitation telle qu’elle existait en particulier dans les sociétés esclavagistes. Le brave bouc qui prépare à manger[iii], ce serait l’esclave et le lapin qui s’en régale serait le maître.
Cette interprétation proposée par I. Seck dans l’Introduction à son livre paraît néanmoins sujette à caution car le proverbe – dans ses diverses variantes et depuis ses lointaines origines au Sénégal où la hyène se trouve opposée au lapin – met traditionnellement en scène la ruse et non la force. Or c’est cette dernière qui est à la base de la société esclavagiste. Lafcadio Hearn, qui donne ce proverbe dans son Petit Dictionnaire des proverbes créoles, note qu’il résume un grand nombre de contes mettant en scène Compé Bouki épis Compé Lapin[iv]. On voit mal comment des contes amusants propagés par les esclaves pourraient se terminer systématiquement par le triomphe du maître. Il n’y aurait, en effet, guère de quoi rire dans ce cas.
Autre énigme : Si Compé Lapin est une figure traditionnelle des contes, il ne semble pourtant pas qu’un proverbe semblable à Bouki fait gombo… ait eu cours en Martinique. Qui plus est, alors que le dictionnaire de proverbes, principalement martiniquais, publié par les soins de Raphaël Confiant[v] est rempli d’un bestiaire riche et varié, le lapin en est quasiment absent. S’il y figure – une seule fois – dans le chapitre consacré à la ruse, c’est plutôt à contre-emploi : Avan ou té lapen, man té ja garenn.[vi] Et le proverbe qui se rapproche le plus de celui qui nous intéresse paraît être celui-ci : Bénéfis rat sé pou sèpan.
Quoi qu’il en soit, le sujet du livre d’I. Seck n’est pas de discuter sur le sens des proverbes mais bien de faire l’histoire d’une plantation esclavagiste[vii], en Louisiane, celle-là-même qui est devenue le mémorial. L’Habitation Haydel est située sur la rive sud du Mississipi, non loin de la Nouvelle-Orléans, dans un lieu appelé la Côte des Allemands car il a été colonisé par des immigrants allemands attirés par John Law, à un moment où la Compagnie des Indes peinait à mettre en valeur son territoire. Ambroise Haydel a débarqué en Louisiane en 1721, à l’âge de dix-neuf ans. En 1766, lors du dernier recensement effectué avant sa disparition, il possédait onze arpents de terre et vingt esclaves. Son fils Jean-Jacques a encore fait grandir la propriété pendant la période de transition entre l’indigo et la canne à sucre. L’habitation passa ensuite à l’une de ses belles filles nommée Marie Azelie. L’inventaire de la succession de cette dernière, en 1860, faisait état de cent un esclaves. Après la guerre de Sécession, l’Habitation Haydel fut acquise par un millionnaire du sud, Bradish Johnson et c’est alors qu’elle fut rebaptisée Plantation Whitney, selon le nom de l’un de ses petit-fils, Stephen Whitney. Après plusieurs changements de propriétaires, la plantation appartient désormais au philanthrope John Cummings et doit pérenniser la mémoire de l’esclavage[viii].
A côté de l’histoire des maîtres, le livre évoque celle, évidemment plus lacunaire, des esclaves. Des esclaves de Louisiane, en général, dont le parcours est retracé depuis le continent africain, avec un rappel de ce que fut le commerce du « bois d’ébène » tout au long des côtes de l’Afrique. Les études disponibles montrent que 60 % environ des esclaves louisianais étaient originaires de Sénégambie et I. Seck a pu le vérifier à partir des inventaires successoraux, dans le cas particulier de l’Habitation Haydel. Naturellement, la part des esclaves « créoles » (nés en Louisiane) n’a fait que croître et ce avant-même l’interdiction de la traite. Par exemple, l’inventaire successoral de Mathias Roussel (dont la plantation fut absorbée par Jean-Jacques Haydel), en 1818, fait état de trente esclaves dont onze créoles (plus quatre enfants en bas âge). La mortalité infantile était très élevée, supérieure à 50 % s’il faut en croire les cas de Delphine (née en 1825) et de Françoise (née en 1830) rapportés dans le livre. Ces inventaires fournissent également des chiffres concernant la valeur marchande des esclaves. On découvre par exemple qu’une jeune esclave domestique valait deux tiers d’un homme jeune travaillant aux champs, ou qu’une domestique, à trente-cinq ans, n’était plus estimée qu’à la moitié de son prix à seize ou dix-huit ans.
Le chapitre consacré à la vie des esclaves laisse un peu sur sa faim. Si les sévices, le marronnage « grand » (définitif) ou « petit » (temporaire), les violences (les assassinats, les suicides, la révolte de 1811), les formes de résistance passive, les affranchissements sont abordés tout à tour, on ne voit guère les esclaves dans leur vie quotidienne, au travail ou dans la case. Deux points néanmoins font l’objet de développements : la cuisine, avec la place privilégiée accordée au gombo (ou gombaut), la plante elle-même (abelmoschus esculentus) et les différentes préparations qui portent ce nom (gumbo févi, filé gumbo et gumbo z’hèbes en créole louisianais)[ix]. L’autre thème largement développé est celui des contes, particulièrement ceux mettant en scène Bouki et Compè Lapin. Ces contes sont de loin les plus nombreux dans le folklore louisianais, ce qui s’explique aisément puisqu’ils ont la même origine, sénégambienne, que les anciens esclaves. Ainsi l’un de ces contes se déroule-t-il exactement comme La Belle Histoire de Leuk-le-Lièvre, publiée par Senghor[x] à partir du folklore sénégalais. I. Seck souligne à juste titre que la persistance des contes enracinés dans la tradition africaine traduit une forme de résistance, au moins culturelle, des esclaves. Encore faut-il noter que celle-ci a été largement facilitée par l’homogénéité de la population de la Louisiane. Le processus d’acculturation a fatalement été plus poussé dans les territoires où les esclaves étaient plus mélangés.
[i] « Un mémorial de l’esclavage », http://mondesfrancophones.com/espaces/afriques/un-memorial-de-lesclavage/
[ii] Bouki fait Gombo – A History of the Slave Community on Habitation Haydel (Whitney Plantation) – Louisiana, 1750-1860, University of New Orleans Press, 2014, 215 p., 18,95 $.
[iii] Kingombo désigne aujourd’hui un plat traditionnel louisianais.
[iv] Lafcadio Hearn, Gombo Zhèbes – Little Dictionary of Creole Proverbs, Selected from six Creole Dialects, 1885. In Bouki fait Gombo, p. XVII.
[v] Raphaël Confiant, Le Grand livre des proverbes créoles, Presses du Chatelet, 2004. Rééd. Marabout, 2008.
[vi] À malin, malin et demi (interprétation proposée par Confiant ; la traduction littérale, « avant que tu ne sois lapin, j’étais garenne » – et non « clapier » comme l’écrit Confiant [voir d’ailleurs son propre Dictionnaire créole martiniquais – français] – pourrait conduire à mettre aussi bien en évidence la naïveté ou l’inexpérience de la jeunesse par comparaison avec la vieillesse).
[vii] Le sous-titre du livre apparaissant quelque peu restrictif.
[viii] Cf. « Un mémorial de l’esclavage », op. cit.
[ix] Voici ce que cite, à ce propos, le Littré : « Nous n’avons, pour notre compte, aucun entraînement pour le potage au gombo ; mais cela n’empêche pas que ce brouet verdâtre et filant ne soit en grande réputation en Amérique, et surtout aux Antilles, où la ketmie-gombo est cultivée comme plante potagère… » (Sachot, Rev. Britan. août 1874, p. 540).
[x] La Belle Histoire de Leuk-le-Lièvre, Léopold Sédar Senghor et Abdoulaye Sadji, Hachette, 1953.