La polémique resurgit régulièrement. Une statue qu’on déboulonne, une enseigne qu’on retire, un nom de rue qu’on interroge… Et de part et d’autre de l’Atlantique, la question de la mémoire de l’esclavage et du commerce triangulaire toujours vive et encombrante. À Bordeaux, qui a bâti sa richesse sur le négoce avec les Antilles, cette histoire a encore bien du mal à s’afficher dans l’espace public. Et les liens entre la municipalité et les fortunes locales n’arrangent rien.
Hugues Martin bout rien que d’y penser. » J’en ai plus que des boutons. » Onze ans que ça gratte. À l’époque du » scandale « , survenu le 10 mai 2006, première Journée nationale de commémoration de l’abolition de l’esclavage, il est maire de Bordeaux par intérim – condamné dans l’affaire des emplois fictifs de la Mairie de Paris, Alain Juppé a posé ses casseroles au Québec. À ce titre, c’est à lui, l’ex-premier adjoint, qu’incombe la tâche d’organiser les célébrations. Hugues Martin a rendez-vous avec l’Histoire. Ce n’est pas tous les jours, alors autant faire les choses bien. Il commande une plaque dont le texte indique sobrement que » la Ville de Bordeaux honore la mémoire des esclaves africains déportés aux Amériques au mépris de toute humanité « . La cérémonie est prévue en bord de Garonne, sur le quai des Chartrons. » Le jour de l’inauguration, j’arrive sur les lieux, et qu’est-ce que je vois ? Un confetti. » La plaque est beaucoup plus petite que prévu. La faute à ses collaborateurs, croit-il, qui auraient réduit les dimensions à dessein. Avec son nom gravé en grand pour l’éternité, Martin aurait fait de l’ombre à Juppé. À moins que la cause n’ait pas été jugée assez noble ? » Quoi qu’il en soit, j’aurais dû suivre le dossier de plus près, regrette l’ancien maire. Cette plaque est une injure à tout le travail mémoriel que nous avons accompli. » Aujourd’hui, elle est toujours là, fixée au muret derrière le jardin d’enfants, si près du sol qu’il faut se pencher pour la lire, symbole discret de la difficulté qu’a Bordeaux à assumer son passé négrier.
Avec plus de 1 700 expéditions, Nantes est au xviiie siècle le champion français du commerce triangulaire, qui consiste à acheter des esclaves sur les côtes africaines, pour les échanger contre du sucre, du café, du cacao ou du coton dans les colonies antillaises, avant de rapatrier la marchandise en Europe. Un trafic de biens et d’êtres humains non seulement légal, mais encouragé par le roi. Bordeaux aussi pratique la traite, mais à une échelle plus réduite (environ 500 expéditions, soit près de 150 000 personnes déportées sur un total de 1,4 million au départ de la France). Tirant parti de la richesse de son arrière-pays, la capitale girondine s’est spécialisée dans le commerce en droiture : les négociants transportent aux Antilles des produits de la région (textiles, vins, farines, biens manufacturés), qu’ils troquent contre des denrées produites par les esclaves des plantations. La cargaison est ensuite rapportée à Bordeaux, puis redistribuée dans toute l’Europe.
De cette histoire mal connue, il y a peu de traces dans la ville. Une plaque commémorative honteuse, donc, quelques têtes d’Africains sculptées dans la pierre place de la Bourse ou sur les quais, un buste du père de l’indépendance haïtienne (et esclave affranchi) Toussaint Louverture dans un square excentré, rive droite… et des rues maudites dont on ne finit plus de parler. Au total, elles sont une vingtaine à cristalliser les frustrations. Parmi elles, la rue David-Gradis, qui rend hommage à l’un des armateurs négriers les plus entreprenants de la ville ; la rue Colbert, du nom du ministre de Louis XIV à l’origine du Code noir. En 2009, déjà, le militant franco-sénégalais Karfa Diallo, figure locale du combat pour la mémoire de l’esclavage, lançait une campagne nationale visant à » débaptiser les rues » de Bordeaux, Nantes, La Rochelle et Le Havre » portant des noms de négriers « . En sommeil, la polémique s’est réveillée cet été, quand des manifestants antiracistes de Charlottesville, aux États-Unis, se sont fait agresser par des suprémacistes blancs opposés au déboulonnage de la statue du général confédéré Robert E. Lee. Sautant sur l’occasion, le Conseil représentatif des associations noires de France (CRAN) a rapatrié le débat dans l’Hexagone, invitant » les commentateurs français » qui » dénoncent le racisme américain » à regarder » la poutre dans l’oeil de la France « . Depuis, les historiens » prodébaptisation » n’en finissent pas de croiser le fer médiatique avec les » antis » ; un bar lyonnais sottement nommé » Première Plantation » a été accusé d’exalter l’esclavage ; le Conseil de Paris a demandé le retrait, dans le 5e arrondissement, de l’enseigne » Au Nègre joyeux » qui ornait la devanture d’une ancienne chocolaterie datant du xviiie siècle. Peut mieux faire, considère le CRAN : » Que dire de toutes ces rues portant des noms comme Balguerie et Gradis à Bordeaux, Grou et Leroy à Nantes, Masurier et Lecouvreur au Havre ? » La mairie de Bordeaux a tranché. » Débaptiser n’est pas envisageable. De toute façon, cela ne changerait pas l’Histoire, estime Marik Fetouh, adjoint chargé de l’égalité et de la citoyenneté. Mieux vaut garder les traces de ce passé et faire de la pédagogie autour, en proposant des éclairages historiques. » Il est question d’écriteaux explicatifs joints à la signalétique existante, de panneaux inspirés des bornes marron disséminées dans Paris ou de codes QR à scanner. Mais, peu importe le support, le problème, c’est surtout qu’on ne sait pas quoi expliquer. L’élu ne cache pas son embarras : » Nous collaborons avec les archives départementales et municipales pour déterminer pourquoi ces personnalités étaient célébrées. Pour l’instant, nous n’avons pas de certitude, car peu d’historiens ont travaillé sur le sujet. « Lorsque, en 1995, Éric Saugera publie Bordeaux, port négrier (Éd. Karthala), c’est la première fois qu’un universitaire consacre une enquête entière à la traite girondine. » Les documents étaient là, mais ils n’avaient pas été mis en lumière par les chercheurs, se souvient Agnès Vatican, directrice des archives départementales de la Gironde. On parlait de « commerce avec les Antilles », de « commerce colonial ». Les mots-clés « esclaves » et « traite » étaient absents des inventaires. » Bordeaux a regardé ailleurs jusqu’à ce que Saugera – un Nantais ! – vienne » remuer la soupe « , sourit son confrère Hubert Bonin, auteur des Tabous de Bordeaux (Éd. Le Festin, 2010). » Solide, son livre a fait l’effet d’une bombe. » Deux cents exemplaires vendus en deux jours, l’ouverture du JT régional : le redresseur de torts armoricain est rapidement devenu le menhir dans la chaussure des historiens locaux, dont certains, invités aux mêmes colloques, refusaient de partager le micro avec lui. Par sa faute, leur immobilisme éclatait au grand jour, et ça la fichait mal, d’autant que, trois ans auparavant, Nantes organisait une exposition remarquable, » Les Anneaux de la mémoire « , passant du statut de ville bouc émissaire, derrière laquelle il était commode de se cacher, à celui d’exemple. » Il y a une névrose à avoir des ancêtres négriers, constate le chercheur en sociologie politique Renaud Hourcade, auteur des Ports négriers face à leur histoire (Éd. Dalloz, 2014)….
Lire la suite & Plus => Le Monde Magazine p.60