« Bloody Niggers » : la haine comme ferment du lien social

 Un travail remarquable, époustouflant!

bloody_niggers-2

— Par Roland Sabra —

On ne sort pas indemne de «  Bloody Niggers ». C’est la même douleur identique à celle ressentie il y a quatre ans dans la salle Frantz Fanon de l’Atrium qui étreint le spectateur et le travaille longtemps , longtemps après. On a oublié, plus exactement on a refoulé le souvenir de ce spectacle pourtant mémorable. On ne voulait pas savoir. Si l’oubli a une fonction thérapeutique le refoulement conduit à la répétition du même, avec juste ce petit écart qui permet de croire à la totale nouveauté de l’événement. Être dupe de soi : cette passion qui nous habite. Ce qui surgit de  » Bloody Niggers », c’est justement la constante de la répétition, quelque soient les moyens techniques à disposition, quelques soient les peuples, quelques soient les époques, la permanence de l’incroyable inventivité humaine pour faire de l’autre, le voisin, le frère, l’ennemi sans lequel il est impossible de vivre. « Bloody Niggers » nous fait un récit non exhaustif de l’invraisemblable quantité d’énergie sociale mise en mouvement par chaque peuple , en son lieu, en son temps, pour élaborer la barbarie la plus raffinée qui soit. Barbarie sans frontière, unanimement partagée, mise en commun et enrichie mutuellement, comme par exemple l’invention en 1803 en Haïti de l’extermination de la population des plus de 12 ans par gazage sur des bateaux calfeutrés par les troupes napoléoniennes qui tentaient de rétablir l’esclavage. Du sulfure était extrait des volcans haïtiens et brûle pour produire du dioxyde de sulfure dont on se servait ensuite pour gazer les Noirs dans des cales de navires. 100 000 haïtiens ont été exterminés de cette façon.(1) La technique sera reprise et perfectionnée, compte tenu des progrès de la science au siècle suivant, avec le succès que l’on sait. Moins productive en terme d’extermination mais d’une grande efficacité pour terroriser une population la méthode du mortier a été utilisée au Rwanda il y a vingt ans de cela. On arrache un nourrisson des bras de sa mère, on le dépose dans un mortier, on lève le pilon et on broie méthodiquement le bébé sous les yeux des parents.

Il n’y a aucune jouissance sadique dans l’exposé des faits par les trois comédiens sur le plateau. Au contraire ils font montre d’une grande réserve, d’un effacement qui ne fait que souligner la violence du propos. On ne peut pas jouer avec ça. Le décor est d’une grande sobriété, un écran en hauteur sur la gauche en fond de scène, trois micros sur la droite, en avancée, derrière lesquels se tiennent les comédiens. Le regard est constamment sollicité par des vidéos qui en affichant images, textes, visages dialoguent avec les récitants. Un dessin animé de Betty Boop, s’il marque une pose dans la progression de l’intensité dramatique, souligne l’ambiguïté, pour ne pas dire la complicité de certains noirs américains face à la ségrégation. On l’aura compris, la troupe Groupov refuse le discours qui diviserait le monde en noir et blanc, en bon et méchants, en victimes et bourreaux. « Le terme « Bloody niggers » n’est pas ici utilisé pour désigner une « race » particulière mais une communauté de destins. Il s’agit de tous ceux qui un jour ou l’autre furent considérés comme une humanité mineure et traités comme telle. » ( Jacques Delcuvellerie)

Ça fait beaucoup !

De la bande son dont le volume participe au tournis général, on retiendra la voix d’une chanteuse arabe émouvante jusqu’aux larmes, à propos de l’évocation des massacres d’Algériens, en octobre 1961 dans les rues de Paris.

Si « l’inhumain est le propre de l’homme » ; puisqu’il n’existe pas d’équivalent pour le monde animal, il faut bien que la litanie des crimes prenne fin et c’est de cette façon que le spectacle se termine. Dorcy Rugamba, lancé dans une longue énumération de crimes, assassinats et autres joyeusetés de l’espèce humaine est saisi par ses deux compères qui l’arrêtent pour mettre un terme l’exaltation qui semblait envahir progressivement le récitant. Lucidité et honnêteté intellectuelle du metteur en scène qui dans ce geste rappelle qu’il ne s’excepte pas, pas plus que les comédiens, de ce qu’il dénonce chez autrui. Comme le disait une spectatrice «  on ne peut pas jouer ce texte si on n’y croit pas, si on ne le porte pas dans ses tripes » et effectivement les comédiens semblent habités par ce qu’ils rapportent. Raconter tous les soirs de telles horreurs doit laisser des traces. Si lors de la reprise le 13 juin 2013, Younouss Diallo a semblé un peu fatigué, butant plus d’une fois sur le texte, Pierre Etienne et Dorcy Rugamba sont restés égaux à eu-mêmes, c’est à dire excellents.

(1) Une lectrice attentive interrogeant un historien sur cette assertion issue du texte de la pièce obtient la réponse suivante :  » « Je crois deviner d’où vient cette citation et ce chiffre extravagant de 100 000 gazés : c’est Claude Ribbe qui a lancé cela en 2004 dans son livre « Le crime de Napoléon », réédité en 2013 si je suis bien informé. Certes il y a bien eu utilisation de gaz de soufre, mais jamais dans de telles proportions ni avec un projet génocidaire explicite. C’est un anachronisme plutôt grossier qui a beaucoup plu à la grande presse à l’époque. »

Ajouté le 30-06-2013

Fort-de-France, le 14/06/2013

R.S.

Bloody Niggers les 13, 14 et 15 juin 2013 au Théâtre Césaire de Foyal à 19h 30. Renseignements et Réservation : 0596 59 43 29 / 0696 22 07 27

Lire aussi

http://www.madinin-art.net/bloody-niggers-le-theatre-un-lieu-ou-lon-est-lautre/

http://www.madinin-art.net/un-pamphlet-bloody-niggers/