Entretien entre Pascale Marthine Tayou et Jérôme Sans
Jérôme Sans : Dans votre oeuvre, la forêt est omniprésente. Elle a d’ailleurs donné son titre à l’exposition Black Forest à la Fondation Clément en 2019. Que représente-t-elle pour vous ? Pascale Marthine Tayou : La forêt est le chemin, la vie. C’est un itinéraire, le plateau, le podium, la scène de toutes les mises en scène. La forêt est la scène de mon existence : une Black Forest opaque, comme un trou noir ou le Big Bang. J’ai intitulé l’exposition Black Forest , un titre que j’utilise fréquemment pour mes expositions, en anglais pour que cette notion puisse traverser toutes les clairières, les bosquets… Black Forest, c’est le grand embouteillage existentiel.
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JS : Quel a été votre point de départ pour concevoir cette exposition sous la forme d’une « promenade » jusqu’aux mystères de cette forêt noire ?
PMT : L’exposition est en effet comme une balade, comme une grande vadrouille mentale à travers des faits et des expériences qui pourraient me permettre de me frayer un chemin dans la forêt noire. J’ai toujours voulu regarder la vie comme une conversation interminable, une balade à travers les mystères de la forêt. Chacun peut entrer dans l’exposition à sa manière avec ses propres convictions, ses doutes, ses angoisses et essayer de tenir par la main la foule pour partager son propre cheminement.
JS : Vous vous définissez comme un « faiseur », plutôt que comme un « créateur » pour parler de votre travail. C’est-à-dire ?
PMT : Il m’est arrivé de demander à mon père comment nomme-t- on quelqu’un qui, comme moi, « fait des choses ». Il me répondit qu’on le nomme « faiseur ». Je suis donc un faiseur. Ce terme signifie également quelqu’un qui égaye la foule, qui raconte des histoires, autrement dit, quelqu’un qui ne fait pas les choses normalement. Je n’ai pas la prétention de créer quoi que ce soit de nouveau, mais au contraire, de faire des choses avec ce que je trouve. Si on prend l’étymologie du terme « créateur », on va à l’origine des choses. Moi, je ne fais que continuer un travail qui existe déjà. Effectivement, mon attitude me renvoie à la définition artistique d’une personne. Mais je rentre dans le système comme les autres et je le pourris à ma manière…
JS : Comment définissez-vous votre travail ?
PMT : C’est une quête permanente de l’inconnu : celle de savoir comment devenir un véritable humain. Mon rêve est d’être un homme. Pour le devenir, il faut passer par un certain nombre d’étapes, d’initiations. Mon attitude de tous les jours doit me définir comme un être humain.
JS : Comment travaillez-vous ?
PMT : Je travaille par intuition et surtout par le risque du refus. Tout se passe par petits bouts, des petites phrases qui se suivent, chacune s’écrivant avec sa propre couleur sur le papier d’un même roman.
JS : Dans vos œuvres, vous faites des références implicites et récurrentes à votre pays d’origine. Quelle relation entretenez- vous avec le Cameroun ?
PMT : J’ai avec mon pays un rapport originel. Le Cameroun est ma marque déposée, c’est ma base initiatique. J’y suis né et j’y ai été éduqué par mes parents, ma famille, mes amis et la rue. Il est important pour moi de montrer cela dans mon travail pour que tous ceux qui me suivent de là-bas sachent que tout est possible.
JS : Certains de vos tableaux comme La Cour de ma mère (2013), la série des Terres Riches (2013) ou Boboland (2013) sont réalisés à partir d’une terre rouge, celle du Cameroun.
PMT : La terre rouge, c’est la terre originelle. Elle est associée à un lieu précis et elle est chargée de son histoire. J’ai choisi cette terre rouge, car elle me rappelle ma mère en train de balayer sa cour après s’être levée. J’ai aussi souvent balayé la cour de ma mère… Ces tableaux sont les portraits de mes souvenirs et de cet espace sacré qui « porte » tout. La cour est une métaphore du « plat nourricier ». Elle motive notre désir d’exister et d’être là. En principe, nous n’avons jamais choisi d’être nés, mais nous sommes là. Comment pouvons-nous justifier ce fait ? Il faut entrer dans la chambre des hypocrisies, des survivances et des combats de jungle… La cour de la maison de ma mère est une cour villageoise, mais cela pourrait être une cour urbaine, chargée d’éléments d’ailleurs qui parfois sont aussi des éléments polluants. Lorsque je marche dans la rue, je vois tout ce qui jonche le sol. Ce sol est censé être la structure qui nous porte, mais il est déstructuré par tous ces éléments. À chaque pas que je fais sur terre, je transporte des virus… Voici ce qu’il en est pour le « côté maternel », la « terre mère ». Pour ce qui est de la « terre industrielle », je la nomme « Terre Riches ». J’ai découvert que la terre nourricière, celle qui permet d’alimenter des régions entières, est sujette à la convoitise, si bien que d’autres régions du monde se les approprient et affament les populations locales. Dans Terres Riches, je m’approprie une terre qui vient d’ailleurs pour la ramener chez moi et je prends conscience que j’arrache le plat nourricier de certains. Terres Riches est une évocation de l’exploitation économique des terres entre les pays africains et la Chine. Enfin, Boboland fait partie d’un ensemble de tableaux d’un pays imaginaire que j’ai appelé le Boboland. Ils racontent l’histoire de cette terre qui servait à Bobo. Bobo, ce peut être n’importe qui. C’est quelqu’un qui pratique une forme de rituel.
JS : Dans votre travail apparaissent de manière régulière deux séries de masques dont certains sont titrés Masques Bronzés (2019 ) et d’autres Masques Délavés (2015 ). Pourriez-vous expliquer la signification de cette typologie de masques ?
PMT : Les masques sont les dépositaires d’une certaine histoire. Qu’est-ce qui pourrait constituer la valeur d’un masque « africain » ou « classique » en ce sens qu’il fait partie d’une histoire des formes lointaine ? La valeur pourrait se situer dans l’histoire, dans son utilité, dans ses origines, dans sa qualité esthétique. Les initiateurs de ces masques ou les héritiers de ces masques n’en ont pas la même perception que le consommateur mondain. Sur la scène de distribution des masques, des explications par rapport à leur âge, à leurs origines ou à leur intérêt cultuel tentent de justifier cette « valeur ». Mais la personne qui vend un masque le vend pour gagner de l’argent. Certains les détournent ou les reproduisent pour qu’ils ressemblent à des masques plus rares ou plus coûteux. Je souhaite décaper les masques de ce type d’actions qu’ils ont subi. Je veux faire couler tout le maquillage de leur surface pour revenir à leur essence. En décapant ces masques, je leur redonne leur authenticité, d’où le titre de la série : Masques Délavés. Les Bronzés portent des paires de lunettes qui ne sont que des symboles pour envoyer des signaux. Je distille toujours un peu d’humour dans mon langage plastique.
JS : Si certaines de vos œuvres ont un côté industriel, la plupart cultivent un aspect « bricolé ». Est-ce que la trace de la main — de vos mains — dans la production de vos œuvres est quelque chose d’important et de systématique ? Ou, à l’inverse, la machine peut-elle prendre la main ?
PMT : Je peux tout à fait exploiter ces deux modes de travail, sans privilégier l’un au détriment de l’autre. Je réalise certains objets moi-même manuellement et d’autres à la machine. Tout est possible. L’important est de décider ce qui doit être fabriqué, la façon de le faire, sans rentrer dans un quelconque confort. Inexorablement, il y a toujours « plusieurs mains », car on ne fabrique jamais tout par soi-même pour raconter une histoire, à commencer par les outils utilisés, qui ont été faits par d’autres. Ainsi, je ne peux pas être si dogmatique.
JS : Comment se développe votre travail à l’atelier ?
PMT : À l’origine, je réalisais les choses chez moi, mon appartement était devenu mon atelier. Je ne suis jamais entré dans la logique de l’atelier, j’ai préféré choisir une autre attitude où l’important était de créer des partitions où seuls les mots les plus forts restent. Progressivement, les vicissitudes de la vie m’ont obligé à avoir des espaces de travail et je me suis plié à cette exigence. Je me suis ainsi retrouvé à chercher un lieu de travail que je n’imaginais pas si grand au départ. J’ai gardé l’esprit original de l’espace précédent, c’est-à-dire un espace avant tout personnel que j’utilise et non l’inverse. Je refuse également de considérer mon atelier comme un lieu clos. Le mot atelier est un mot que chacun définit selon sa démarche, qu’il soit dans un appartement ou sur un parking.
JS : De Code Noir (2014) à Épines coloniales (2017) en passant par Chains (2018) ou Colonial Labyrinth (2018), nombreuses sont vos oeuvres qui touchent à la problématique du post-colonialisme, une question omniprésente aujourd’hui au sein des sciences humaines. Comment abordez-vous cette problématique à travers votre propre vocabulaire artistique ?
PMT : On attribue souvent la logique du post-colonialisme à mon travail, et si je me suis certainement nourri de ces questions historiques qui nous engagent tous aujourd’hui, je dirais que j’essaie simplement de souligner cette question, plutôt que de rentrer dans une quelconque revendication. La plupart des problématiques universelles sont le fait d’un désir de domination d’une civilisation sur une autre, oubliant que ce même autre avait aussi besoin de survivre. Cela a créé de la distance entre les habitants de cette planète.
Ces questions liées à la colonisation sont complexes. Pour Code Noir, je me suis inspiré d’un code qu’on peut retrouver sur internet et qui était utilisé à une époque dans la gestion des affaires coloniales, notamment celles liées à l’esclavage… Sommairement, le Code noir était un recueil d’une soixantaine d’articles publiés en plusieurs fois au XIXe siècle qui rassemblait toutes les dispositions qui réglaient la vie des esclaves. J’ai simplement repris ce code en le placardant comme étant « une marque », à l’image de certains dogmes… Je veux que cela permette de nous regarder franchement, de regarder cette histoire géopolitique en face. Pour ma part, je suis seulement là comme une « alerte ». Il y a des individus qui ont été nommés pour gérer la société tandis que ma position est de poser des diagnostics et de pointer certains faits. Je n’ai pas de solution, mais j’essaie de montrer le nœud du problème. Pourquoi ne sont-ils toujours pas résolus ? Selon moi, nous ne parlons pas suffisamment des maux de nos sociétés de manière humaine et sincère.
JS : En 2019, à l’invitation de la Fondation Clément, vous avez immédiatement pensé à présenter et à étendre une série qui s’appelle Sugar Cane (2019 ). Ce sont des tableaux sur l’histoire coloniale qui est à la fois cotonneuse, difficile et lourde. Pouvez- vous expliquer les significations de cette série en lien avec les résonnances contextuelles de cette première exposition en Martinique ?
PMT : Il m’a semblé que le territoire martiniquais était le lieu propice pour inaugurer la série Sugar Cane. Lorsque le plus humble des alcooliques pense à la Martinique, le rhum lui vient à l’esprit. Mais à travers la transparence du rhum, nous percevons l’histoire du rhum, l’histoire des champs d’esclaves et l’étendue de ces âmes peinées dans les champs de canne à sucre et de coton. Nous ne pouvons l’occulter. Je mets le doigt sur cette histoire non pas pour tourner le couteau dans la plaie, mais pour que nous nous rappelions qu’il faut en parler pour que demain nous cessions de nous regarder en chiens de faïence. Il ne faut pas avoir peur de nous regarder dans les yeux. En tant que voyou, je considère le rhum comme le sucre d’une certaine peine partagée. Il n’y a pas que le goût du rhum, il y a aussi le goût de la peine. Après en avoir bu un peu, nous sommes enivrés, les nerfs lâchent et nous perdons nos propres moyens. J’avais envie de parler de cette histoire, non pour déplaire, mais pour que nous nous comprenions de manière conviviale. Le rhum sera peut-être trop amer pour certains… Dans Sugar Cane, j’ai incrusté quelques petits personnages comme des témoins de ces temps-là. Ce sont des colons couverts de terre ou de boue.
JS : On pourrait dire : « Prendre un morceau de sucre et jeter la canne », c’est jeter le fouet. Cela me ramène inévitablement à votre fameuse Roue des insultes (2010), qui vient comme un fouet vous taper dessus avec une série d’insultes aléatoires. C’est un jeu à la fois sadique et ironique.
PMT : Initialement, les mauvais mots comme les insultes sont réservés aux mauvaises langues. Nous devons parler en paix des choses qui nous dérangent. Mais dans les relations humaines, nous finissons toujours par nous disputer. On utilise alors les insultes pour provoquer ou pour dominer l’autre. La Roue des insultes est comme une évidence des insultes latentes qui vont nous tomber dessus d’un moment à l’autre.
JS : Qu’en est-il de Freedom (2019) ?
PMT : Freedom évoque bien sûr une prison, mais dans laquelle les chaînes « s’enchaînent ». Chaque individu doit se défaire de ses propres chaînes. Sommes-nous vraiment libres ? Personne ne l’est totalement. Nous sommes cloisonnés dans la prison d’une certaine liberté. Selon moi, la liberté, c’est la sincérité. C’est la capacité de pouvoir parler du mal en bien, d’allier l’ombre à la lumière. La liberté ne se résume pas simplement à ne plus avoir de chaînes. La véritable liberté c’est d’apprendre à vivre dans la prison de l’autre.
JS : Votre oeuvre David Crossing The Moon (2015) superpose l’étoile de David, la croix chrétienne et le croissant de lune musulman en un même dessin, une même forme. Quelle est la valeur de ce « nouveau symbole » ?
PMT : Nous avons créé des codes et des symboles parmi lesquels j’ai choisi certains, afin d’exprimer le dégoût, parfois envers moi-même et le monde. Je ne veux pas créer une religion. Pour moi, l’unique religion qui a de la valeur est l’humain dans toute sa diversité. C’est un constat. Puis, de ce constat, j’utilise des mots et des symboles universels pour raconter une histoire, a priori belle, mais qui renferme également une part sombre. Finalement, cela revient à affirmer qu’au fond nous sommes tous identiques. La survie de l’Homme réside dans sa créativité. Lorsque je pense à cela, je rêve d’une nouvelle session humaniste, qui accompagnerait mon rêve absolu, celui d’être un Homme.